« Je me marie demain ».
Dabory sortait d’une visite du musée Ingres de Montauban lorsque Mélandine l’interpelle par ces mots. Il ne l’avait pas vue depuis quelques années. Elle s’était transformée au cours de cette période. La coiffure mi-longue, le buste raffermi, la démarche assurée avaient métamorphosé en femme la gamine espiègle et frêle qu’il avait connue.
Décontenancé par cette brusque déclaration sans autre préambule, le garçon se décide à bredouiller gauchement :
« Tous mes compliments ».
A son immense stupéfaction, la jeune fille lui hurle sur un ton exaspéré :
« Mais tu ne comprends rien ! Tu es toujours aussi têtu et aussi aveugle ! »
Stupéfait par cette explosion d’agressivité, son ami demande :
« Je ne comprends pas, quoi ? »
Sans se soucier de la foule des badauds qui flânent sous les arcades de la Place Royale, Mélandine se met à vociférer :
« Tu ne comprends vraiment pas que c’était toi que j’ai toujours voulu épouser. Depuis que j’étais la petite fillette à qui tu apprenais à nager ou à grimper aux arbres, je te l’ai dit cent fois.
Quand nous allions explorer la forêt ou escalader la montagne, je te l’ai répété.
Quand tu m’as appris à écrire, la première phrase que j’ai tracée sur mon ardoise était : Dabory je t’aime.
Et maintenant tu fais celui qui ne comprend pas. Tu es ignoble. »
Ce disant, elle se précipite en larmes contre son interlocuteur suffoqué et lui martèle rageusement la poitrine de ses poings menus. Les passants narquois et amusés regardent avidement cette surprenante scène de ménage. Le jeune homme, affreusement gêné, articule lamentablement :
« Mais tu étais une petite fille. J’ai aujourd’hui le double de ton âge. Ton père, qui fût mon professeur, était devenu mon ami. Je ne pouvais prendre au sérieux tes fantasmes de gamine. »
Mélandine, nullement calmée par cette explication malhabile, sent au contraire sa rancœur se déchaîner.
« Ah ! Vraiment ! Et quand tu m’as conduite à mon premier bal pour mes quinze ans, tu prenais bien des airs de professeur de tango pour te plaquer contre moi. Ta virilité triomphante n’était certainement pas un fantasme. Je t’ai longuement embrassé, délirante de désir. Tu n’as pas jugé bon de me faire de sermon ce jour-là. Satisfait de ton exploit tu as décidé de disparaître de ma vie pour quelques missions lointaines.
Tu n’as jamais répondu aux lettres d’amour que je ne cessai de t’adresser. Aujourd’hui tu te donnes la bonne conscience de celui qui ne comprend pas ! »
Le couple est devenu le point de mire des flâneurs dont l’attroupement ne cesse de grossir. Dabory se sent sur des charbons ardents et fait une minable tentative pour apaiser la furie de son interlocutrice.
« Partons d’ici, tout le monde nous regarde. »
« Ah ! Monsieur a peur des ragots. Ce n’est pas bon pour sa dignité. »
« Je t’en prie, partons ! »
« Je ne partirai que si tu me promets de passer avec moi ma dernière journée de jeune fille. »
« C’est d’accord. » s’empresse-t-il de répondre lâchement, satisfait de s’en tirer sur une promesse.
Sous les quolibets moqueurs des curieux, Dabory saisit le bras de sa compagne et la conduit à sa voiture.
« Où veux tu aller », demande-t-il ?
« La bénédiction aura lieu demain en l’église Saint Pierre de Moissac, j’aimerais que tu m’y conduises. »
Comme Dabory hésite, sa passagère insiste :
« Je t’en prie, fais-moi cet ultime plaisir. »
Trop content d’échapper aux regards moqueurs, des curieux, il se met aussitôt en route. Arrivé à Moissac, il admire la beauté massive de la basilique qui contraste avec la modestie du bourg environnant. Le portail roman exprime, au-delà des siècles, tout le génial perfectionnisme du sculpteur qui avait gravé, avec un réalisme surprenant, les scènes naïves de l’Apocalypse. Le jardin du cloître attenant est fleuri de superbes roses carmin. Mélandine exige que son ami en cueille quatre, ce qui lui vaut quelques piqûres d’où perlent des gouttes de sang. La jeune fille coupe trois roses à son tour. Des perles de rubis marquent ses doigts qu’elle frotte contre ceux de Dabory à qui elle déclare solennellement :
« Nous sommes unis par le pacte du sang et seul le sang pourra nous séparer. Allons offrir ce bouquet à Sainte Marie. »
Puis ils retournent à la cathédrale. L’intérieur de l’édifice est froid, obscur et austère.
« Drôle d’endroit pour l’allégresse des épousailles. » songe, in petto, le jeune homme.
Mélandine lui prend sa main rougie et le conduit jusqu’au maître-autel. Elle se recueille un long moment tout en serrant plus fort les doigts du garçon et lui dit :
« J’ai fait serment de n’épouser que toi ou de mourir. »
Puis elle emmène son compagnon jusqu’au tableau d’affichage des bans, barre de deux traits l’annonce de sa propre noce et porte la mention « annulée ». Après quoi, tirant toujours son ami par la main, elle se met à gravir un escalier de bois dont les marches séculaires grincent sous leurs pas.
Au premier palier un vieil organiste trop affairé à accorder ses orgues ne leur prête aucune attention. Ils continuent à grimper jusqu’au bout de l’escalier qui débouche dans les combles de l’édifice. Un énorme entrelacs de poutres et de solives conforte la charpente multi centenaire qui soutient les toits surchauffés par un soleil de plomb. Mélandine se défait lentement de ses vêtements jusqu’à la nudité totale sous le regard stupéfait de son ami. Il lui fait observer :
« Je te savais fantasque mais pas au point de prendre une basilique pour un cabaret ».
« Tu ne me laisses guère le choix. J’ai juré que je serai ta femme devant Dieu et, pour aujourd’hui, je ne connais pas d’endroit où je puisse mieux le prendre à témoin. »
Un désir impérieux envahit les chairs affolées du jeune homme qui murmure le souffle court :
« Je t’en supplie allons ailleurs. »
« Non ! dit la jeune fille, si tu cherches à t’esquiver, je descends nue dans la nef et je hurle au sacrilège. »
Les orgues commencent à jouer la Toccata en D mineur de Bach. Les vibrations des notes les plus graves pénètrent les corps jusqu’aux moelles des os et secouent les chairs d’un intense frisson. Lorsque les amants émergent de leur profonde volupté, l’heure des vêpres est proche. Ils décident de partir.
Dès qu’ils sortent de la basilique, un éblouissant soleil d’été révèle la noirceur de leur peau et de leurs vêtements. Ils pouffent de rire en se voyant mutuellement couverts, de la tête aux pieds, de la poussière noirâtre amoncelée dans les combles pendant des siècles.
Ils courent plonger tout-habillés dans le Tarn afin de se débarrasser des scories qui les déguisent en ramoneurs.
Le reste de l’après-midi se passe merveilleusement en flâneries sentimentales et en jeux aquatiques tandis que les vêtements sèchent sur un pré.
Ce n’est que lorsque l’obscurité embrume leurs regards qu’ils prennent conscience que cette journée de sublime bonheur s’évanouit avec la lumière.
Au moment où Dabory raccompagne sa jeune amie chez elle, la question ressurgit :
« Puis-je annoncer à mes parents ta prochaine demande en mariage ? »
« Je voudrais bien, mais je crains de ne pas être l’homme qui puisse te rendre heureuse toute ta vie. »
« Alors adieu. »
Avant qu’il n’ait pu expliquer davantage ses craintes, la jeune femme est déjà partie le laissant désemparé avec un goût amer de chance saccagée. Rentré chez lui, il hésite à lui téléphoner.
Dans la nuit, Dabory fait un rêve épouvantable. Mélandine l’entoure de ses mains qui ruissèlent de sang. Follement inquiet, il cherche à la joindre au téléphone.
A son père, qui a répondu, il demande à lui parler sous un prétexte futile.
Quelques instants après il l’entend hurler :
« Elle s’est ouvert les veines dans la baignoire. Il me faut la conduire à l’hôpital »
Alors Dabory comprend que ce qu’il croyait être un fantasme de gosse, était un amour profond, passionné et infini qu’il avait stupidement détruit. Il prend conscience que jamais une femme ne l’aimera autant et que lui-même s’est entêté à lutter contre ses propres sentiments.
Il court au service des urgences pour lui déclarer son amour. Elle est blafarde, sous perfusion, mais son œil éteint se ravive lorsqu’il lui dit :
« Je suis venu te demander en mariage. »
Il reste à son chevet toute la nuit en lui murmurant mille projets d’avenir. Apaisée et heureuse, elle l’écoute tout en lui tenant la main. Le lendemain, malgré son état inquiétant, Dabory fait hâter l’engagement nuptial. Elle répond faiblement « oui » avec la tristesse sereine des êtres déjà absents, pour qui le bonheur trop longtemps espéré arrive après qu’on y ait renoncé.
Moissac – Juillet 1993
Vertu : les femmes prétendent n’en avoir qu’une et les hommes se targuent de les avoir toutes. J-P B
Une attente modérée augmente le désir, mais une longue expectative le détruit. J-P B