J’étais dans la boutique d’un chocolatier à Liège, lorsque mon regard se posa sur deux monstrueuses matrones. Elles gesticulaient en comparant les saveurs et les formes des friandises dans les myriades de boîtes offertes au chaland.
Immenses par leur taille, rondes comme des troncs de baobab, elles étaient vêtues d’oripeaux multicolores qui les faisaient ressembler à des cacatoès géants. Elles se livraient à des commentaires ponctués de rires sardoniques, qui loin d’atténuer leurs faciès peu avenants, les rendaient encore plus inquiétantes. Leurs dents blanches plantées sur des mâchoires de carnassiers contrastaient avec leur teint sombre.
Mais le spectacle des mines des vendeuses et des clients était encore plus prodigieux. Certains commençaient à s’éclipser discrètement vers la sortie en se signant mentalement pour exorciser ces sorcières visiblement porteuses de tous les maléfices. Quant aux employées, elles s’étaient dirigées vers le téléphone. A l’évidence, elles demandaient des instructions à leur patron pour faire obstacle au cataclysme qui se préparait. Leurs regards effrayés envers les deux colosses en jupon, leurs chuchotements craintifs témoignaient de leur épouvante. Les rares clients héroïques qui avaient décidé de ne pas capituler devant l’envahisseur se tenaient sur leur défensive.
Leurs regards vigilants, soupçonneux et agressifs témoignent de leur vive inquiétude.
Attiré par le danger comme le fer par l’aimant, je me rapprochai des deux colossales donzelles.
J’eus la surprise de m’apercevoir que leur dialecte ne m’était pas inconnu. Avec aplomb, j’entamai la conversation.
Ces dames furent ravies de trouver dans cette boutique un citoyen qui ne se conduisit point comme un conquistador grossier et méprisant à leur égard. Ainsi nous pûmes deviser avec nostalgie pendant de nombreuses minutes sur la beauté des paysages africains. Puis nous parlâmes friandises et je leur donnai quelque avis. L’atmosphère s’était détendue. Le patron de la boutique, appelé à la rescousse, était plus intrigué qu’inquiet mais gardait prudemment sa main sur sa poche revolver. Pour les clients, je faisais figure de traître blanc prêt à toutes les compromissions pour des primitifs avec lesquels je m’encanaillais lamentablement.
Enfin, je conduisis ces dames à la caisse où elles payèrent rubis sur ongle leurs nombreux achats ce qui leur valut les plus respectueuses courbettes du boutiquier. Fort obséquieusement, il les gratifia d’un bouquet de roses bicolores.
Avant de quitter les lieux, elles se livrèrent à mon égard à des adieux forts démonstratifs, ponctués d’embrassades à couper le souffle d’une baleine et de claques dans le dos, suffisantes pour jeter à terre un sumotori japonais. Je pus faire à mon tour quelques emplettes et lorsque je me présentai à la caisse. Les employées éberluées me demandèrent :
-« Qui sont ces gens là ? »
-« Des zoulous » répondis-je d’autant plus stupidement que la modeste morphologie de cette peuplade était incompatible avec celle de mes deux géantes.
-« Comment avez-vous appris leur langue ? »
-« J’ai vécu cinq ans chez eux, répondis-je d’un ton neutre et détaché.
-« Mais …. Ils sont anthropophages ? »
-« C’est exact. »
-« Et vous, vous nourrissiez comment ? »
-« Et bien ! Tout à fait comme eux ! »
-« Ça ne vous dégoûtait pas ? »
-« Vous savez, en cuisine, tout est une question de fraîcheur, de qualité des produits et de compétence du cuisinier. »
-« Et vous en avez mangé ? »
-« Bien oui … tous les jours ».
Je laissai alors mes interlocutrices perplexes. Leurs visages pathétiques témoignaient d’une grave douleur. Jusque-là l’ennemi, le sauvage, était identifié, évident et manifeste. Mais un danger en cache un autre, souvent plus pernicieux, plus sournois, plus diabolique : c’était ce monstre blanc qui paraissait courtois, fréquentable, civilisé, poli et bien sous tous les rapports.
Tout à coup ces braves boutiquiers, ces clients bien éduqués tombaient dans un gouffre d’horreurs en découvrant qu’ils côtoyaient des individus abominables qui s’étaient repus de chair humaine pendant de longues années.
Craignant de ne pouvoir contenir plus longtemps la pression de cette farce énorme, j’en profitai pour m’esquiver afin de ne pas éclater d’un rire homérique, face à cette inimaginable crédulité.
J’ai alors compris pourquoi les carriéristes, les sectaires, les publicitaires, les médias et tous les vendeurs de vent ont tellement de facilité à accréditer les plus stupides balivernes. Il suffit de dire doctement des énormités invraisemblables pour que l’intellect de l’auditeur se calque sur le sérieux du discoureur et gobe, sans l’ombre d’un doute, les bobards les plus délirants.
Saint Blaise – Août 2000
Un mensonge mille fois répété devient une vérité historique. J-P B