28. Le pot aux roses

Ah ! Quelle belle journée pour Mr Butilan Dermich. Lui, qui adore les roses, il en est littéralement couvert : des gerbes, des bouquets, des couronnes. Il n’en a jamais vu autant. Vous vous inquiétez pour sa santé ? Vous craignez qu’il ne soit m… ? Rassurez-vous Monsieur Dermich s’estime être un bon vivant gros et gras. Les alcools capiteux, les pâtisseries orientales d’amande et de miel sont la base de son menu quotidien. Il vit comme un pacha avec son épouse Tomina, dévouée et fidèle. Elle lui a donné deux fils, l’un huissier et l’autre avocat et une fille superbe, qui est fiscaliste. Butilan est un drapier honorable qui exerce son art de tailleur en la bonne ville d’Avignon.

La façade de sa boutique, située dans une rue tortueuse qui mène au palais des Papes, n’est guère avenante. Mais le logement de Mr Butil, comme l’appelle ses voisins est plus que confortable et même cossu. Il regorge de meubles somptueux de tous styles et de toutes époques. La cuisine est encombrée de trois réfrigérateurs, de quatre cuisinières, fours et d’autant d’appareils ménagers, en moult exemplaires, que le génie humain a pu en inventer. Aucun espace n’est disponible. Au fond d’un couloir des piles de carpettes s’ennuient, avachies depuis des décennies, tandis que les pampilles des lustres se lovent douillettement dans la laine des tapis.

Par contre, la boutique est dénudée.

Quelques pièces de draps jaunis et poussiéreux dorment sur les étagères. Les photos de mode, en noir et blanc, épinglées au mur, ressortent d’un autre âge.

Le contraste est donc énorme entre l’austérité de sa boutique minable et l’opulence de son appartement en étage.

Autant vous l’avouer tout de suite : Mr Butil est, en fait, un usurier. Il prétend aider les pauvres gens en détresse, petits artisans, commerçants malheureux, chômeurs, nécessiteux ou prodigues de tous ordres. Il leur avance, contre des garanties disproportionnées, des sommes qui, sous l’effet d’intérêts cumulés, gonflent et grossissent jusqu’à l’hypertrophie. Et lorsque le malheureux débiteur est exténué, exsangue, à l’agonie, son créancier l’achève sans l’ombre d’un regret, en liquidant son gage.

Tomina et ses trois enfants, comme une nichée de vautours, viennent régulièrement prendre leur dîme dans les meubles, les voitures, les bijoux et même, quelquefois les maisons et les terres.

La famille Butilan fait partie des respectables nantis bien cotés des banques, du curé et des notaires. Mr Butil a donc une existence dorée et heureuse. Toutefois depuis avant-hier quelque chose le tracasse. Il entend bien, il voit bien, il se sent bien mais il a l’impression d’être aphone et paralysé. Ses membres n’obéissent plus à son cerveau, sa langue reste muette et sa bouche close.

Les bons moments des repas le laissent sans le moindre appétit, nostalgique et indifférent.

En y réfléchissant bien, tout cela lui est arrivé après la visite de Mr Racoti Fioretti. Il aimait bien ce fleuriste, c’était un de ses meilleurs clients. Il l’avait connu, tout jeune émigré de sa Romagna natale. L’italien avait apporté à Mr Butil la passion des roses.

 

Surpris par la parfaite maîtrise de la rosiculture du jeune homme et par son énergie à entreprendre et à créer, l’usurier lui avait avancé les fonds pour acheter un petit mas sur la route du Pontet.

Pendant des années, Racoti s’était éreinté à défricher, rénover, bâtir, tout en créant des variétés de fleurs splendides dont il conjuguait à l’infini les formes et les coloris.

C’était toujours un grand plaisir pour son créancier de visiter les plantations, de humer les mille parfums et de retourner avec une brassée de roses qu’il remettait à Tomina éblouie.

Mais chaque année les dettes de l’horticulteur s’alourdissaient. Il devait travailler davantage pour faire face à ses engagements. Mais un jour cloué au lit par l’épuisement et la maladie, il dut renoncer à chauffer ses serres, faute de combustible. Alors il vécut mille morts. Celle de chaque plante qui, au cours des journées d’un hiver particulièrement rigoureux, se flétrissait puis se raidissait sous le gel. Au printemps il était tellement affaibli qu’il ne put soigner les survivantes. Elles furent bientôt exterminées par les parasites et les maladies puis par la sécheresse de l’été.

Alors son intransigeant créancier exigea brutalement le départ de Racoti. Butil récupéra sans un remord le mas délabré qui, au cours des décennies, avait été rénové et embelli au point d’en être coquet et confortable.

Malade et ruiné, Racoti partit sans rien dire, la tête basse avec un simple baluchon dans une main pendant que de l’autre il tirait son épouse en larmes. Elle s’accrochait en hurlant de douleur à la porte de ce qui, malgré tout, avait été sa vie et même son petit paradis.

L’horticulteur fut hébergé par son fils. Sa femme mourut de chagrin quelques mois après. Dès lors, nul n’entendit plus parler du rosiériste.

Dix ans après, l’usurier eut du mal à reconnaître Racoti, courbé, desséché, les traits ravinés, le cheveu blanc et rare. Cet homme de 50 ans ressemblait à un centenaire. Alors qu’il passait devant une glace, Mr Butil aperçut sa silhouette d’homme bien nourri et replet qui contrastait avec celle misérable et squelettique de son ancien débiteur.

Il pensa, avec une certaine gêne, qu’il était de 20 ans son aîné, mais qu’il paraissait son cadet. Il se sentait responsable d’une telle déchéance. Il n’en fit rien paraître et demanda d’un air enjoué :

-« Alors, Grand Maître des Roses, voilà des lustres que tu ne m’avais pas rendu visite, comment vas-tu ? »

L’Italien ne répondit rien et regarda d’un œil furtif l’entrée de la boutique et l’escalier qui menait à l’appartement. Il s’approcha du boutiquier qui s’était assis derrière le comptoir. Il sortit de sa veste un objet enveloppé dans un chiffon et l’appuya sur la poitrine de son bourreau.

Mr Butil entendit un claquement, ressentit un pincement au cœur puis un grand calme l’envahit. Racoti avait choisi ce début d’après-midi d’été pour cette ultime visite. Il savait qu’à cette heure, les rues écrasées de soleil, seraient désertes. Tous les commerçants faisaient leur pause et les habitants leur sieste. L’Italien put disparaître aussi discrètement qu’il était venu.

Tomina était assoupie dans l’un de ses nombreux sofas lorsqu’elle crut entendre un bruit sec et insolite. Elle descendit précipitamment dans la boutique et vit son mari affalé sur le comptoir.

Elle crut d’abord qu’il s’était endormi. Puis elle dut accepter l’évidence. Elle ameuta en hurlant les voisins. Une ambulance fut dépêchée.

Butil flottait maintenant au-dessus de son corps inerte et regardait incrédule les chirurgiens affairés qui farfouillaient dans sa poitrine. Mais paradoxalement ce qui le surprit le plus fut de constater le va-et-vient d’un nid de souris qui s’était installé dans le faux plafond du bloc opératoire. Il imagina qu’elles se nourrissaient des appendices indésirables des patients. Cette macabre plaisanterie l’amusa sans autre égard pour sa propre dépouille toujours inerte.

Il se sentait calme et léger. Aucun souci ne venait obscurcir ses pensées d’homme indolent et jouisseur. Il s’aperçut alors qu’il pouvait se rendre d’un endroit à l’autre très simplement en flottant et sans effort. Son caractère paresseux et primesautier se satisfit très bien de cette nouvelle faculté.

Il retourna chez lui et fut surpris d’y voir un inspecteur et des policiers qui interrogeaient sa femme :

-« Avait-il été l’objet de menaces ? »

-« Pas à ma connaissance », répondait Tomina

-« Qu’avez-vous pensé quand vous l’avez trouvé

affalé sur son comptoir ? »

-« Mon mari avait été examiné par son médecin voici

 un mois. J’ai appris qu’il était miné par une maladie

 incurable et qu’il ne finirait pas l’année. Il valait

 mieux ne pas l’en informer ».

-« Qu’y a-t-il dans ce coffre ? »

-« Des papiers et quelques valeurs. »

-« Pouvez-vous l’ouvrir ? »

-« Je vais chercher la clé. »

Butil constata, incrédule, que sa femme avait une copie de son cher sésame alors que, depuis des décennies, il s’ingéniait à cacher dans des endroits inaccessibles ce qu’il croyait être l’unique clé du coffre. Il comprenait enfin pourquoi, de temps à autre, quelques billets et bijoux manquaient à l’appel.

En examinant les documents, l’inspecteur comprit très vite quel était le véritable métier du commerçant.

La liste des pauvres gens qu’il avait ruinés était longue et ses ennemis devaient être nombreux. Fataliste l’inspecteur Dubourg haussa les épaules et dit :

-« Dans de telles conditions il faudra cent ans pour

 éclaircir une affaire aussi complexe. »

Mais comme tous les fins limiers Dubourg se trompait lourdement. En peu de jours il ne subsisterait plus rien de « l’énigme du mystérieux drapier d’Avignon » comme titraient les journaux.

Peu de nuits après Mr Butil eut une bien désagréable sensation. Il se voyait enfermé dans une petite cave sans issue, entouré de centaines de masques grimaçants qui l’injuriaient et hurlaient vengeance. Mirtulin’ la vieille épicière, qu’il avait encouragée à s’endetter pour lutter contre le supermarché, lui crachait en plein visage une flamme atroce et puante. Elle lui carbonisait les cheveux et la peau.

Le jeune Saforin qui  était mort au combat après s’être enrôlé dans la légion pour échapper à son usurier, lui enfonçait son poignard. Il labourait les entrailles de son persécuteur. Mais le pire était les centaines de coups de bâton que lui administrait Racoti avec une férocité démoniaque. Ce fut depuis sa naissance, la première mauvaise nuit de Mr Butil. Il perçut ses premiers doutes sur les axiomes des vivants persuadés à tort de la qualité contestable du sommeil éternel…

Le lendemain l’employé municipal qui faisait sa ronde quotidienne dans le cimetière fut surpris de constater qu’une tombe avait été ouverte.

Il braqua le faisceau de sa lampe dans l’orifice tombal et fut épouvanté à la vue du corps de Mr Butil lacéré, brûlé, pantelant.

L’inspecteur Dubourg vint faire le constat d’usage et conclut :

-« Puisqu’il faut être fou pour faire cela, je vais convoquer un psychiatre ».

Appelé pour consultation, le grand professeur Chomet pencha sa tête d’oiseau de proie sur chaque partie du corps carbonisé du pauvre boutiquier.

Puis il conclut :

-« Non, ce n’est pas un dément qui a commis de tels actes mais effectivement un homme fou de douleur et de rancune, probablement une victime de l’usurier. Cet homme s’est aperçu que la mort de son bourreau avait été trop douce. Il a libéré sa haine en s’acharnant sur sa dépouille. Notre drapier d’Avignon aurait du se souvenir de l’histoire d’AlphonseDaudet sur la mule du Pape qui attendit tant d’années avant de ne pouvoir se venger ».

-« Pourriez-vous me faire un portrait du personnage ? » demanda Dubourg

-« Absolument impossible, il peut être aussi bien doux que violent, jeune que vieux, ignare qu’instruit. Mais je pense que sa haine n’est pas tout à fait assouvie et qu’il reviendra. Je vous conseille de faire surveiller les abords de la sépulture ».

Dubourg fit discrètement installer des vidéo-caméras reliées au poste de police. Il n’eut pas longtemps à attendre. Quelques nuits après le policier de garde vit à l’écran de surveillance, un homme qui descellait la trappe tombale et s’introduisait dans le caveau.

C’est ainsi que Racoti porteur d’une dague, d’une lampe à souder et d’un manche de pioche fut pris en flagrant délit.

Il ne fit aucune difficulté à avouer ses forfaits. Le pot aux roses était découvert. Le floriculteur attendit sereinement son procès et sa mort…

Aujourd’hui la salle d’audience du Tribunal d’Avignon est remplie de journalistes, de voisins et de curieux. L’exposé de l’avocat de l’accusation a été péremptoire. Il exige la tête du coupable. Racoti le dos courbé, tient son chef encore plus penché que d’habitude, comme si sa tête ne tenait plus qu’à un fil. C’est au tour de son avocat, le réputé Maître Ribiere, de pendre la parole.

Ses confrères sarcastiques et jaloux se délectent par avance de son échec. L’avocat a défié tout le monde en acceptant une cause perdue d’avance.

Non seulement personne n’a voulu défendre le monstrueux Racoti mais le Maître du barreau s’est proposé de le secourir gratuitement, car il est trop pauvre pour payer quoi que ce soit.

Tout le monde s’attend à une plaidoirie longue, difficile, hésitante et périlleuse.

Le défenseur du rosiériste, nullement impressionné par son pari impossible s’exprime d’une voix claire et cuivrée qui tranche avec les paroles sourdes marmonnées par l’accusateur.

L’avocat, favorisé par une grande stature domine l’auditoire qui l’écoute dans un grand silence.

-« Je démontrerai dit-il qu’on ne peut juger un délit qui a déjà été puni pour une mort qui était déjà patente. Car dans cette affaire, tout s’est passé par anticipation. Mr Racoti Fioretti n’a fait que précipiter la fin d’un homme déjà condamné par son propre médecin, ainsi que l’enquête l’a démontré.

De plus la victime a fait expier par anticipation l’acte de son assassin. Pendant près de trente ans elle a ruiné la vie, la carrière, la famille du malheureux Racoti. »

L’avocat évoque alors les sinistres années pendant lesquelles le pauvre horticulteur avait été l’esclave de la rapacité de l’usurier Puis il conclut à l’intention des jurés :

-« Voilà pourquoi je demande la mise en liberté de mon client qui, dans cette affaire, est la véritable victime. Il a payé par avance son moment de folie par trente années misérables de souffrance et de détresse bien plus féroces que la peine  que notre justice pourrait lui infliger ».

 

La salle, dans son unanimité, journalistes, avocats, curieux et voisins applaudit cette péroraison. Les débats des jurés sont vite clos et la libération de Racoti est prononcée.

 

Il put consacrer encore de nombreuses années à ses roses mais cette fois pour le plaisir de l’art.

 

Vitrolles– Mars 1990

 

 

 

 

Le mépris fait germer plus de haine dans le cœur des faibles que l’arbitraire et la brutalité.

J-P B

 

 

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