26. Les roses du Picaya

Avec mes longs cheveux blancs et ma barbe en broussaille qui s’étale comme une mèche de filasse délavée par le temps, certains me prennent pour un saint. Beaucoup viennent en pèlerinage jusqu’à ma grotte sur le flanc du volcan Picaya. Ils implorent ma protection comme si le pauvre ermite décharné que je suis, disposait du moindre pouvoir. Ils se sont persuadés que mes yeux bleu-verts sont un don des divinités du lac sulfureux de même couleur, qui s’étend plus bas. Ils croient que mes membres anguleux et noueux, revêtus de peau grisâtre et parcheminée ont été, tout comme les pierres du volcan, façonnés par les dieux infernaux.

Pourtant, lorsque je suis venu me réfugier dans cette cavité, voici bien des années, nul n’osait m’approcher.

A cette époque, beaucoup prétendaient que j’étais le diable. Les « péones » juraient que, par les nuits sans lune, ils me voyaient bondir de roche en roche sur mes pieds fourchus pour m’approcher des cabanes des paysans. Je jetais des sorts à leurs vergers dont les fruits se volatilisaient ou à leurs poulaillers dont je m’emparais des bêtes pour abreuver de sang quelque vampire.

Mais un jour une mère éplorée vint jusqu’à moi pour me supplier d’intervenir auprès des divinités célestes ou infernales, peu lui importait, car elle n’avait plus aucune préférence. Elle m’implorait afin que je fasse tout ce qui était en mon démoniaque pouvoir pour sauver son enfant qui se mourait d’une fièvre maligne.

Je me fis expliquer son mal. Je lui demandai de revenir le lendemain. Je lui remis une décoction d’herbes faite d’après une vieille recette de mon pays. Je lui en garantissais l’origine divine et la totale efficacité.

L’enfant guérit rapidement. Le bien, ou plutôt le mal était fait. De ce jour, je n’eus plus de tranquillité. Chaque matin m’apportait un lot de quémandeurs pas toujours très catholiques.

Beaucoup venaient se plaindre à moi de l’inefficacité du curé du village. Malgré des neuvaines de messes à intentions très particulières, ils n’avaient pu obtenir la mort d’un parent à héritage ou d’un rival en amour. L’opposant au maire, était outré du laxisme de l’Eglise et du piètre résultat de ses prières. Malgré ses dons royaux, le clergé n’avait pu empêcher son concurrent de prospérer en parfaite santé alors que lui, miné par le dépit et la jalousie, sentait ses forces s’étioler. Je promis à l’édile évincé de consulter les oracles. En fait, mes contacts avec l’au-delà se bornaient à écouter les confidences des villageois qui venaient me solliciter. Je pus connaître dans les plus infimes détails tout ce qui se passait dans chaque maison. J’étais mieux informé que tous les services d’espionnage réunis de la planète.

Je réfléchissais sur chaque problème posé. Avec un peu de perspicacité et de psychologie, je rendais des conclusions prophétiques, n’ayant d’autre inspiration que le simple bon sens. Je m’employais alors à favoriser les vœux des braves gens et je faisais échouer les méchantes intrigues. C’est ainsi que se fit ma réputation de sage dont la bouche prononçait les messages de Dieu. Souvent les fermiers m’apportaient des dons, que je redistribuais aux plus démunis. Je ne gardais pour moi que quelque nourriture.

 

Je n’étais donc plus contraint d’aller piller de nuit les vergers et les poulaillers des paysans Ils attribuèrent à mon intercession auprès des saints, la délivrance de la bête diabolique qui les avait dévastés.

Ah ! Quelle étrange destinée que la mienne ! J’étais le fils d’un restaurateur réputé dans un petit village près de Kielh en Allemagne. Depuis des générations, nous formions une lignée de bons vivants aux ventres rebondis comme les tonneaux de bière dont nous venions rapidement à bout.

J’étais destiné à une vie facile et simple, joyeuse et sans souci, qui convenait parfaitement à mon tempérament jouisseur peu porté sur les complications de tous genres. Je ne connaissais d’autres catastrophes qu’une sauce manquée ou qu’un rôti trop cuit.

Mon seul sport était le jardinage et l’entretien d’une superbe roseraie que m’avait léguée mon oncle Latimer parti depuis bien longtemps aux Amériques. Ma culture intellectuelle se bornait à mon admiration pour les poèmes de Heinrich Heine. C’est volontiers que je faisais vibrer le cœur des jeunes filles lorsque je déclamais son ode « Röse, Röse, Röselein…. »

Je n’avais pas vingt ans quand je reçus ma feuille de mobilisation. Il me fallait prendre un fusil pour aller tuer mes amis français à quelques kilomètres de l’auberge familiale. Pour la première fois mon sang se mit à bouillir. J’étais scandalisé par les chefs d’état qui s’arrogeaient le droit de se faire justice eux-mêmes dans le sang. Je ne comprenais pas que les citoyens soient tenus de vider leurs différents devant des tribunaux, mais que les gouvernants qui les représentent, puissent s’affranchir de cette obligation en jouant de la vie de ceux qu’ils se doivent de protéger.

 

Dans ma naïveté, j’étais persuadé que grâce à la Sociétés des Nations et aux instances de la Haye, les peuples devenus civilisés avaient renoncé aux massacres et s’étaient dotés d’une cour de justice pour liquider leurs querelles. Je dus abandonner mes illusions et je décidai de déserter vers l’Argentine. Avec peu de moyens, je m’associai à un gargotier local. Grâce à mes bonnes recettes, notre affaire prospéra et devint, en peu de temps, un somptueux restaurant de grande réputation dans le quartier de la Recoleta.

Lorsque la guerre fut finie une nouvelle gale s’abattit sur moi. Un mouvement vindicatif et rancunier recherchait, avec fortes récompenses à l’appui, tous les anciens criminels de guerre. Mon brave partenaire eut l’idée machiavélique de faire d’une pierre deux coups en me dénonçant comme un dangereux tortionnaire. Il espérait ainsi toucher une prime et se débarrasser d’un associé.

Toutefois, grâce à l’amitié d’un client, je fus avisé à temps. Déguisé en gaucho, je pus m’échapper sur un cheval qui ruait comme un mustang.

Mon salut était très provisoire et je fus condamné à la vie d’un fugitif. Je passai au Paraguay où je fus embauché dans une « finca » de la province d’Incarnacion. Je devins amoureux de Minela la fille du « dueño ». Il me chassa brutalement dès qu’il connut nos relations. J’enlevai ma fiancée et nous partîmes au Parana où j’exploitai la ferme d’un suisse jovial.

Je créai une roseraie et fis fortune à vendre des fleurs. Alors que j’étais confortablement installé depuis quatre ans avec ma femme et mes deux enfants, mes poursuivants firent une apparition subite. Je les vis arriver devant la grange où je venais de ranger la récolte de soja. Je n’eus que le temps de m’engouffrer dans un sac vide. Les chasseurs de têtes entourèrent les bâtiments.

Pour leur échapper, je me déplaçai, la nuit tombée, à tout petits pas dans mon emballage. Dès qu’un homme de ronde apparaissait, je me blottissais contre un mur.

J’étais à l’extérieur des bâtiments et prêt à fuir, lorsque Sokani, mon chien fidèle, vint flairer le sac et lui faire une fête aussi démonstrative que suspecte. Ne réussissant pas à le chasser, je tentai le diable. Je sortis de ma cachette et fonçai sur un cheval.

Les balles sifflèrent à mes oreilles mais je connaissais les lieux mieux que mes poursuivants. Je pus ainsi franchir le Parana et rejoindre le Brésil par des traverses.

Je devins alors tailleur de pierres précieuses à Cristallina, une petite ville proche de Sao Paolo.

L’œil rivé sur une loupe, je maîtrisai rapidement la technique lapidaire. Je me spécialisai dans la sculpture d’oiseaux en pierres semi-précieuses. Mes œuvres d’une grande beauté, alliaient quartz, hématite, lapis-lazuli, aventurine et mille autres gemmes.

J’acquis une large notoriété qui s’avéra néfaste. Enfin riche et tranquille, j’écrivis à Minela de me rejoindre. Je n’eus pas le temps de voir les miens. Mes persécuteurs toujours bien informés, apprirent les préparatifs de ma femme. Je sus par la suite qu’elle avait confié, contre toute prudence, le secret de sa destination à une voisine…

Mes deux poursuivants retrouvèrent facilement ma trace et firent irruption dans mon atelier. Ils m’obligèrent à partir sous la menace de leurs armes. Je manœuvrai subrepticement une trappe d’accès au sol-sol dans lequel nous tombâmes tous les trois. Profitant de la confusion et de l’obscurité je pus m’enfuir vers la rue… Je volai la moto du policier qui était censé garder et protéger mon négoce et je détalai sans espoir de retour.

J’arrivai sans un sou en Colombie où je devins chercheur d’émeraudes. Je faisais équipe avec un ivrogne qui avait un flair de chien pour déloger les plus grosses pierres. Comme il était toujours ivre, je m’éreintais pour deux à creuser, trier et laver sans répit.

Au bout d’un an, nous disposions d’un sac bien rempli que j’avais soustrait à l’imprévoyance de mon compagnon. Il était toujours prêt à payer d’une pierre énorme une simple bouteille de Cognac.

Il fut tué dans une rixe d’ivrognes. Je décidai alors d’aller négocier mon pécule à Bogota. Comme les prix offerts par les négociants ne me convenaient pas, j’ouvris boutique. Bientôt, je pus fournir les joailliers européens et je dus acheter les trouvailles des autres chercheurs.

Fortune faite, j’écrivis à la belle Minela de me rejoindre en se gardant bien d’aviser qui que ce soit. Enfin nous pûmes savourer le bonheur de nous retrouver.

Hélas ! Seulement dix jours après, mes deux tortionnaires étaient devant ma boutique. Je saisis un employé par le col. Je lui plaquai un revolver sur la tempe et sortis en hurlant :

-« C’est un braquage, que personne ne bouge ou j’abats mon otage ».

Pris de panique, les deux chasseurs de primes n’eurent pas même le temps de me reconnaître. Ils ne pouvaient imaginer que j’étais mon propre « braqueur ».

Dans la rue, un homme attendait dans son automobile, bras ballants. Je lui arrachai sa montre et je m’enfuis. Il sortit de sa voiture pour récupérer son bien. Aussitôt je contournai le véhicule. Je bondis au volant de sa voiture abandonnée et démarrai en trombe.

Démuni de tout, je gagnai le Guatemala. Dégoûté de chercher fortune, je devins un saint ermite.

Ce n’est sûrement pas la vie dont je rêvais.

Moi qui aimais m’empiffrer pour arrondir mon ventre, je suis maintenant maigre comme un clou. Je ne bois plus que de l’eau et la nostalgie me hante des grandes pintes de bière.

Mon visage rose est devenu triste et décharné. Je n’inspire guère la gaudriole. Mais enfin, je connais la sérénité.

Les confidences de mes ouailles sont un peu monotones. La maladie, les amours contrariées, le manque chronique d’argent, la jalousie sont les préoccupations majeures des gens.

Aujourd’hui, c’est le curé qui, sous un déguisement de patron de bistrot, est venu se confesser à moi. Il est amoureux d’une de ses pénitentes dont il connaît les frasques de son époux volage. Il espérait pouvoir la consoler. Il est très contrarié car la dame lui a confié au confessionnal qu’elle s’était vengée et avait péché avec un beau « vaquero ». Dépité et jaloux, le prêtre lui avait imposé pour sa contrition la récitation de cinq cents chapelets afin de calmer ses ardeurs. Malheureusement la belle avait récidivé plusieurs fois avant de terminer sa punition.

Le curé déçu ne savait plus à quel saint ni à quel diable se vouer, ni quel stratagème inventer pour se débarrasser de son rival. Je ne pus que lui conseiller de faire pénitence. Le remède fut mal apprécié. Comme il s’en retournait, je l’entendis proférer quelques grossièretés et injures à l’adresse du « vaquero », des ermites et de tous les saints du paradis.

Je trouvai très affligeant que cet homme, dont le métier était de prêcher la contrition, eut tant de mal à l’accepter pour lui-même.

Craignant que Belzebuth ne se fût emparé de lui, je me signai par trois fois pour éloigner les démons.

Rien n’y fit. Dès le départ du bon pasteur dévoyé, mes vieux poursuivants apparurent.

En un tour de main, je fus bâillonné, cagoulé, ficelé, jeté sur un cheval et enlevé sans ménagement.

Cette fois c’était bien fini. J’étais bon pour le peloton. Je me voyais jugé par des individus rancuniers et obtus, persuadés de mes crimes. Mes protestations d’innocence ne feraient que les agacer. Voué à leur vindicte, je resterai muet et digne dans mon rôle de victime expiatoire. Un jour, peut être, mon nom serait gravé sur quelque monument aux victimes des intolérants vengeurs des victimes de l’intolérance. Chaque place de village pourrait s’agrémenter de ce type d’édifice. Des souscriptions publiques permettraient de récolter beaucoup d’argent. L’opaque gestion des fonds conduirait certains à créer une association de défense des souscripteurs lésés. Ils pourraient exiger l’érection d’une stèle portant leurs noms, tandis que leurs contradicteurs en élèveraient une autre au coin opposé de la place. Les usines d’obélisques tourneraient à fond et le chômage serait résorbé. Ma mort n’aurait peut être pas été inutile.

A ce stade de mes réflexions mon cheval fut immobilisé. Je fus déposé, toujours cagoulé dans une voiture. Une heure après, je compris que je changeais de véhicule.

Au sifflement caractéristique des réacteurs et à l’odeur de kérosène je perçus que j’étais conduit dans un avion à réaction.

Epuisé et résigné, je pensais que tout cela ne me concernait plus. Ma vie d’ermite m’avait appris le détachement des basses contingences de notre passage terrestre.

J’étais prêt à affronter l’au-delà avec sérénité.

 

Mes longues méditations m’avaient persuadé que l’âme provenait de l’Esprit et retournait à l’Esprit.

Comme une goutte d’eau que le soleil retire de l’océan et que la pluie renvoie à la mer, mon âme, qui avait quitté provisoirement l’Esprit Infini, pour animer à ma naissance un corps exigu, s’apprêtait à se libérer dans l’espace illimité de la Vie Eternelle.

Un homme en blouse blanche armé d’une seringue s’approcha de moi et me fit une injection fatale. Je sombrai en toute sérénité dans le sommeil éternel. C’est ainsi que je terminais mes 40 ans d’existence.

Mon réveil dans l’autre monde fut vraiment paradisiaque. J’étais dans une roseraie qui s’étendait à perte de vue en plates-bandes et collines traversées d’allées sinueuses aux contours exquis.

Chaque détour découvrait un horizon d’ocre, de carmin ou de saphir célestement dosé. Les couleurs chatoyaient sous un soleil printanier. Je humais avec délice pour la première fois l’air tiède et euphorisant d’un paradis combien mérité.

Dans une pièce d’eau d’une pureté divine, de jeunes nymphes, d’une beauté angélique, s’ébattaient en riant. Je contemplai leur charme et leur candeur. En me penchant, mon image m’apparut dans l’onde. J’étais redevenu un homme élégant, encore jeune. Mes cheveux de nouveau blonds seyaient à mon regard bleu. Mes atours de bon faiseur et mes bijoux discrets, d’excellente facture, me donnaient un air de dandy.

Les nymphes avaient remarqué ma présence et chuchotaient entre elles sans cesser de me regarder. Elles s’étendirent sur le gazon pour se sécher au soleil. Je sentis un bouillonnement dans mon corps.

La concupiscence semblait réveiller mon intimité endormie depuis longtemps.

Je n’eus guère le temps de m’en réjouir. Tout à coup, tout sombra à nouveau dans l’enfer.

Mes deux tortionnaires venaient d’apparaître. Je m’enfuis à toutes jambes mais je fus rapidement rattrapé et maîtrisé. L’un d’eux m’intima très respectueusement :

-« Mais calmez-vous ! Monsieur Le Président ! Vous êtes ici chez vous, au Costa Rica, en toute sécurité. Vous nous avez causé bien des tracas ces quinze dernières années. Votre vieil oncle Lartimer  voulait absolument vous retrouver avant de mourir pour vous remettre de son vivant les clés de son empire dont vous êtes aujourd’hui le maître.

Je ne sais pourquoi, vous vous êtes toujours ingénié à nous échapper alors que nous venions vous apporter un magnifique présent. Nous avons eu trop de difficultés à retrouver votre dernière retraite. C’est pourquoi nous vous prions de nous excuser d’avoir du utiliser la force en dernier recours pour vous amener chez vous. »

Ainsi donc, je n’étais ni au paradis ni en enfer mais bien chez moi dans le cadre idyllique que m’avait légué mon généreux parent. Pour fuir un destin doré en croyant échapper au pire, j’avais affronté la soif et la faim alors que j’adorais faire bombance, les dangers d’une vie rude et pénible alors que j’aimais me prélasser dans un confort douillet, l’insécurité et les risques permanents si contraires à ma nature indolente.

Mais les roses me disent que la vie qui m’attend est belle, pleine de joie et d’amour. Alors faites comme moi oubliez vos malheurs puisqu’il est démontré que la vie d’ermite conduit au paradis des roses.

 

 

 

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San José – Mars 1999

 

 

 

 

Ne prêtez jamais de mauvaises intentions à quelqu’un. Il serait enclin à vous les rendre. C’est le seul cas où le débiteur s’acquitte volontiers de sa dette avec de gros intérêts spontanés.

J-P B

 

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