Tout à l’est du Paraguay, prospère dans un écrin de verdure, parsemé de lacs et de rivières, le bourg d’Hernandarias. C’est là, dans la modeste demeure du menuisier Ramos que naquit un garçon beau comme un ange qui fût prénommé Angelico. Dès son plus jeune âge il révélât un don tout particulier pour la musique et le chant. Le curé de l’église, Don Parmito, fut ravi de lui donner ses premières leçons de chant et de solfège. Il aida son élève à cultiver sa voix de séraphin au timbre si pur qu’elle attirait les fidèles des paroisses environnantes et même des villes éloignées.
Dès l’adolescence Angelico joue à la perfection de tous les instruments à cordes avec une surprenante prédilection pour la harpe paraguayenne. Sous ses doigts, d’une prodigieuse habileté, l’instrument devient tour à tour, les cymbales des cascades qui rebondissent en gerbes contre les phonolites des berges de l’Acaray, puis le son du violon rappelle les gazouillis et les trilles des milliers d’oiseaux qui peuplent la sylve amazonienne. La harpe imite aussi le murmure de la bise puis le grondement du vent qui secoue rageusement la canopée.
La musique a réveillé aussi l’âme de poète qui sommeille chez Angelico. Souvent, il parcourt la campagne et les forêts puis s’arrête auprès d’un lac ou sur le bord du fleuve Parana. Il s’enivre du spectacle grandiose de la nature qui conjugue à l’infini l’eau et la végétation.
Puis, sur un bout de papier, il griffonne un poème dont il imagine bientôt la musique qui en sera la mélodie.
C’est aujourd’hui le quinzième anniversaire du garçon. Ses parents lui proposent d’organiser une grande fête de famille agrémentée par son répertoire musical. Pour lui faire honneur ils veulent lui offrir son premier costume. Mais l’ambition d’Angelico est toute autre. Il rêve de posséder une harpe. Hélas ! La dépense est sans commune mesure avec celle d’un habit. Son père profondément ému par le noble désir de l’adolescent finit par accepter. Quelques jours après, profitant de l’obligeance d’un voisin qui possède une camionnette, la petite famille se rend à Foz do Iguaçu chez un grand luthier. Angelico n’a jamais vu autant d’instruments aussi splendides et aussi perfectionnés. Il est émerveillé comme un bambin dans un magasin de jouets. Il butine d’une harpe à l’autre, pince les cordes, love les galbes des bois dans son épaule, soupèse les instruments, prend du recul pour en admirer les courbes et la finesse, compare les modèles, retourne à la première puis à la cinquième puis à la troisième. Trois heures passent avant qu’il ne fasse son choix. Hélas ! Le coût dépasse très largement le pécule de son père qui essaye de l’orienter vers un achat plus modeste. Devant la déception si évidente du garçon et l’embarras de son client, le vendeur en profite pour lui proposer un long crédit avec, fort évidemment, de gros intérêts en plus. Les parents d’Angelico finissent par se laisser convaincre…
La fiesta d’anniversaire est magnifique. Les Ramos ont réuni tous leurs parents et amis et même les voisins, qui, souvent, se sont invités d’eux-mêmes. La paradilla, barbecue traditionnel, tourne à la débauche de côtes de bœufs « Nador », de bosses de zébus, de gigots de chèvres. La « caipirinha », mélange d’alcool de canne et de jus de citron vert, coule à flot.
Mais le clou de cette mémorable journée c’est le concert d’Angelico qui fait alterner les airs du folklore local avec ses prodigieuses interprétations des airs des maîtres du classicisme.
Les gammes de sonorités graves ou aigues transpercent les chairs jusqu’aux moelles et rebondissent en gerbes lumineuses comme celles des cascades de l’Acaray qui tout proche, continue sa course sauvage.
L’assistance figée est hypnotisée par la pureté divine des mélodies.
Tous les invités applaudissent longuement et viennent le féliciter en lui prédisant la carrière d’un grand maître. Le père Ramos qui s’est endetté au-delà du raisonnable en oublie, un moment, sa crainte de ne pouvoir venir à bout de ses engagements.
De ce jour-là, Angelico ne quitte plus sa harpe dont il tire chaque jour des gammes plus aériennes plus audacieuses, plus graves et plus vibrantes. Dans les mois qui suivent il ne se rend même pas compte que ses parents abordent des visages soucieux. Les repas deviennent plus frugals. Le père rentre plus tard et plus morose de son travail. La mère s’est remise à faire des ménages. Malgré cela les retards de paiements s’accumulent. Il faut négocier la restitution de l’instrument. Par une triste journée d’orage, alors que l’adolescent est à l’école, le vendeur vient récupérer la harpe.
A son retour Angelico croit d’abord à une farce. Puis il faut bien expliquer le dénuement de la famille et les exigences voraces du vendeur. L’adolescent hurle et trépigne de rage, exige une arme pour tuer le commerçant vénal. Il menace la Terre entière.
Il faut des heures de patience pour le calmer. Alors, il se réfugie dans le réduit qui lui sert de chambre et pleure longuement. Pendant cinq jours il refuse toute nourriture.
Ses parents désemparés ne savent plus que faire pour le consoler et le supplie de ne pas perdre espoir. Il est le meilleur harpiste de la province bientôt le meilleur de Paraguay et de toute l’Amazonie. Un jour il sera riche. Il pourra s’acheter dix ou cent harpes encore plus belles que celle qu’il vient de perdre. Au prix d’un effort surhumain Angelico accepte d’écouter ses parents enfin rassurés. Il redevient l’élève studieux qui fait tant honneur à sa famille.
Par la suite des groupes de musiciens d’Asuncion lui proposent souvent de prendre la place du harpiste. Mais il répond d’un ton nostalgique que jamais plus il ne jouera de la musique. Malgré son éternel air triste, ses parents sont bientôt persuadés que le chagrin de l’adolescent s’estompe. Le garçon reprend ses escapades en forêt. Il emporte toujours un petit carnet sur lequel il dessine des roses et note ses impressions ou ses ébauches de poèmes.
Par une belle matinée de Noël il gambade jusqu’au Parana qu’il avait délaissé depuis longtemps. Le spectacle a bien changé. Les eaux du fleuve retenues par le barrage d’Itaipu, le plus performant du monde, commencent à noyer arbres et prairies, collines et maisons. Au milieu du lac, des hommes sur un canot repêchent sans ménagement les animaux qui n’avaient pas su fuir à temps. L’âme du jeune poète est outrée par le spectacle de cette affligeante arche de Noé. Il ne peut toujours pas comprendre que l’homme ne vit pas seulement de rêves mais qu’il lui faut aussi des barrages et des routes, des usines et des commerçants et que le sublime côtoiera toujours le nécessaire. Il s’assoit au bord de l’eau, encore plus triste et désemparé. Son cœur meurtri lui inspire un dernier poème qu’il couche sur le papier. Tout doucement il se laisse glisser sur la berge abrupte.
Les hommes du canot, qui l’observent de loin, s’inquiètent de le voir englouti jusqu’au torse.
Lorsqu’ils arrivent pour lui porter secours il ne reste plus que son carnet sur la berge. La vénalité d’un négociant cupide avait causé la perte d’un futur génie. Aujourd’hui dans les fêtes populaires les guaranis chantent dans leur langue ancestrale, en hommage à Angelico son dernier poème dont je vous livre ma mauvaise traduction.
– « Dans le site grandiose d’Itaipu, tous mes espoirs ont été à jamais engloutis.
– Par les nuits de Noël craignez les maléfices de ma révolte contre le mercantilisme.
– Malgré le fracas monstrueux des eaux terrifiantes, le vacarme de la turbine N°4 se dissipera un instant afin que l’on puisse entendre quelques notes de ma musique.
– Passant, jette vite une rose dans ce gouffre bouillonnant et ne t’attarde pas de peur qu’un sortilège ne te pousse à me rejoindre »
Itaipu – Février 2008
Pour les puissants l’argent est un jeu.
Pour les indigents, c’est un drame.
J-P B