22. Les roses de Vénus

Le proconsul Galitus se fait raser et vêtir par ses esclaves, puis il appelle son intendant Sotinus.

-« C’est aujourd’hui le fameux marché annuel d’esclaves de Caesarée. Sur le Décumanus, nous trouverons le choix le plus surprenant de l’Empire. Des plantureuses Germaines à la peau laiteuse et aux cheveux d’or voisinent avec des Egyptiennes aux grands yeux de diamant, des Macédoniennes à l’allure austère et des Abyssiniennes soumises et douces comme des gazelles. Crois-en un connaisseur, Sotinus, les marchés de Rome et de Persépolis, ceux d’Ephèse et d’Iskandria, n’offrent pas un choix aussi généreux que notre Décumanus, rendez-vous cher des filles de Vénus.

Vois, au travers des pins et des colonnades, la mer qui scintille au-delà des roches écarlates, ne croirais-tu pas que la Déesse, elle-même, va sortir de l’onde pour défier les mortelles ? J’ai pris une décision Sotinus, j’achèterai une seule femme, mais la plus belle et ce, quel qu’en fut le prix. »

L’intendant reste coi. C’est un fieffé ambitieux rusé et habile, un mélange de sang grec, nubien et berbère.

Il vient d’acquérir par son goût de l’intrigue et de la flatterie, une position d’affranchi et entend maintenant faire rapidement fortune afin de pouvoir se retirer dans une agréable villa surplombant quelque colline.

Un sourire se dessine sur ses lèvres, alors qu’il pense au marché qu’il vient de conclure avec Brandina, l’épouse du Maître.

Elle est, sans aucun doute, la dame la plus attrayante de tout Caesarée et beaucoup prétendent la plus belle de tout l’Empire. Mais, Galitus, époux volage, toujours en quête d’aventures et de jeunes esclaves, la délaisse.

Aussi, avec l’aide de Sotinus, Brandina a décidé de tendre un piège qui consiste à …

-« Allons Sotinus, cesse de sourire béatement », reprend Galitus qui l’interrompt dans ses pensées, « partons pour le marché ».

Sur le Décumanus, se presse une foule bariolée d’esclaves et de marchands accourus de toutes les provinces d’Europe, d’Afrique et même d’Asie. Le proconsul, réputé pour son goût pour les rares beautés, est très courtisé par les vendeurs, car chacun sait qu’il n’hésite pas à payer gros.

L’un d’eux l’interpelle :

-« Regarde, Galitus, voici la plus belle femme qui puisse être offerte, certains prétendent que c’est Vénus elle-même ».

-« Je suis bien forcé de le croire. La Déesse ne pourrait être plus adorable. »

-« Admire cette taille ronde et souple, ces hanches dont la vue fait sourdre la salive sous la langue, observe ces seins volumineux et fermes, et avoue qu’ils te font venir des démangeaisons au creux des mains. Contemple la couleur fauve de sa longue chevelure, de ses aisselles et de sa toison. Respire son odeur de rousse. En vérité, Seigneur, jamais tes yeux ne verront chef d’œuvre plus parfait. C’est un morceau impérial que je destine à Caésar lui-même. Il est seul à pouvoir payer le prix de ce trésor ».

-« Et quel est ce prix ? » Interroge Galitus, le souffle court et l’œil luisant.

-« Un million de sesterces ».

Un formidable éclat de rire fuse de toutes parts

-« Tu as perdu la tête, marchand. Pour ce prix, je peux  acheter mille esclaves aussi belles que celle-ci ».

-« Tu peux acheter mille esclaves, mais pas comme celle-ci, car elle est une authentique princesse.

Elle peut jouer la plus suave des musiques, sur la harpe la plus complexe. Sa voix est plus douce que le chant de la source et celui des oiseaux. Son intelligence plus subtile que celle de Ciceron. Son courage plus grand que celui d’Alexandre. Sa sagesse plus profonde que celle de Caton. D’ailleurs, si tu le veux, elle va te réciter une  ode d’Ovide ».

Le silence se fait et la splendide créature déclame quelques vers de l’Art d’aimer, d’une voix chaude et cuivrée qui pénètre plus la chair que les oreilles de tous les hommes muets d’admiration. La narine frémissante, la lèvre humide, Galitus tranche :

-« C’est bon, je te l’achète : cinquante mille sesterces. »

-« C’est une insulte, seigneur, rétorque le vendeur, je t’ai dit un million de sesterces ».

-« Tu es complètement fou, personne n’a jamais payé une femme plus cher que cinquante mille sesterces, et tout le monde sait combien je suis généreux. La preuve, c’est que lorsque je veux les revendre, je n’en tire jamais le dixième du prix payé ».

-« C’est vrai, seigneur, mais, tout le monde sait combien tu uses tes acquisitions. Là où ta vigueur est passée, il ne reste plus qu’une loque ».

Un énorme éclat de rire de l’assistance salue cette boutade. Le proconsul flatté propose :

-« Je t’offre cent mille sesterces, dernier prix ».

-« Non dit le marchand, je sais que Caésar paiera un million ».

-« Tu n’ignores pas que l’Empereur n’a pas ma fortune et ne peut relever le défi ».

-« Caésar est un connaisseur et n’hésitera pas à s’endetter pour payer Vénus un million.

-« Portes-toi bien, conclut Galitus, et si tu changes d’avis, viens chez moi ».

Le proconsul se remet en route, regarde, soupèse, palpe, flaire, écoute jusqu’au couchant. Le soleil décline déjà et le marché se vide. Epuisé, il vient s’asseoir sur le banc de pierre d’une taverne, dans une rue proche du forum. Son regard morne fixe la voile pourpre d’une galère qui vient de franchir la passe du port et se dirige vers la haute mer.

-« Tu n’as pas l’air content, maître», opine Sotinus.

-« Non ! Je n’ai pas trouvé de femme à mon goût ».

-« Pourtant j’avais cru que cette odalisque racée, que t’offrait le marchand corinthien te plaisait ».

-« C’est exact, mais, il demande un prix excessif. Jamais une esclave n’a été payée aussi cher».

-« Jamais une femme aussi merveilleuse n’a été à vendre. Sais-tu que je suis de l’avis du vendeur et que je pense que cette adorable créature est vraiment Vénus ».

-« Même si c’est Vénus, je ne paierai pas une telle somme ».

-« Pourquoi t’en priverais-tu, Seigneur ? Tu es riche. Cet argent ne te fera pas défaut. Songe à ton prestige et à la rage de l’Empereur quand tout le monde saura que tu as ravi une déesse qui lui était destinée ».

-« Tu as raison. Allons revoir ce maudit trafiquant ».

Le marché est vite conclu. Galitus capitule rapidement devant les exigences du vendeur et repart accompagné de l’objet de sa convoitise.

Il est tellement fier qu’il la dévêt de sa tunique, afin que tous ses concitoyens puissent admirer Vénus dans sa nudité.

Elle marche avec le port d’une reine aux côtés de son maître qui est rouge de fierté et se pavane comme un paon. De temps à autre, il apostrophe un ami :

-« Approche Clorinus, viens tâter de tes mains ces formes divines ».

Et ce jour là, bien des humains ont pu connaître l’extase du contact de la Déesse. Rentré chez lui Galitus ordonne une fête somptueuse en l’honneur de Vénus.

Après un prodigieux souper, le maître fait préparer sa couche et passe une nuit délicieuse.

Au petit matin, il se plonge dans une vasque de marbre où coule une eau fraîche et parfumée. Vénus le suit.

Quand ils ont terminé leurs ablutions, le maître reste muet de surprise devant la Divinté qui a perdu les couleurs de ses fards et la teinte flamboyante de sa chevelure.

-« Eh ! Oui ! dit Brandina. Ton épouse est la plus belle femme de l’Empire. Tu ne pourras pas dire le contraire maintenant que tout le monde en a eu la preuve ».

A ce moment, Sotinus arrive, suivi du Corynthien et de deux esclaves porteurs d’une lourde caisse.

-« Seigneur, nous venons te féliciter pour ton sublime choix. Nous te rapportons neuf cent mille sesterces. Nous remercions ton épouse pour la gratification accordée. Nous espérons que tu seras ravi d’avoir aujourd’hui pour cent mille sesterces, ce que tu avais décidé de payer hier, un million.

Avec ta permission, nous quittons ton service et nous nous retirons dans notre domaine ».

 

Tipasa – Septembre 1991

 

 

La valeur des choses se mesure à l’intensité du désir.   J-P B

 

Sans Père avare, il n’existerait pas de fils prodigue.    J-P B

 

 

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