Il fait une magnifique journée de printemps méditerranéen. Le temps est doux mais déjà chaud comme le sont les premiers jours de Mai sur la côte Oranaise.
C’est le 8 Mai 1945. Nous sommes 42 élèves d’une dizaine d’années assis sur leur banc d’école. Nous écoutons sagement la leçon de Madame Ambrelia, notre institutrice. Ses cours ne sont jamais pesants et nous sommes très attentifs. Elle est toujours un peu triste dans ses perpétuelles robes noires, mais son visage serein rayonne de douceur et de bonté.
Il est seize heures et nous pensons avec délectation au goûter et aux jeux qui nous attendent.
Tout à coup, nous entendons un bruit confus de voix et d’exclamations. La cloche sonne à toute volée. Nous nous regardons surpris : ce n’est ni une alerte, ni l’heure de la sortie. Le directeur rentre précipitamment dans la classe et hurle :
« La guerre est finie !».
Nous n’avons pas le temps de manifester notre joie : Madame Ambrelia pousse un grand cri et s’écroule sur le sol. Le directeur va chercher des secours et la fait transporter chez un médecin. Puis il ordonne de rentrer chez nous.
Dans les rues, les gens s’interpellent joyeusement mais nos cœurs sont tristes. Nous sommes bouleversés par le mal bizarre qui a frappé notre institutrice. Silencieux, nous renonçons à nos jeux et chacun prend le chemin de la maison.
Les habitants pavoisent à la hâte leurs façades de drapeaux tricolores mais aussi de surprenantes bannières sur lesquelles sont dessinés un marteau et une faucille. Des bagarres éclatent.
Des hommes jettent au sol les étranges emblèmes rouges. La riposte est fulgurante, tous les drapeaux tricolores sont lacérés.
Retourné chez moi, je raconte la syncope de la maîtresse et ma mère répond :
«La pauvre femme a eu son fils tué à la guerre. Tant que le conflit durait, elle supportait cette absence comme toutes les mères. Mais aujourd’hui, elle a compris que c’était fini, qu’elle ne le reverrait plus ».
Et ma mère me serre contre elle en pleurant. Décidément, la victoire semble une chose bien triste pour les mamans.
Quelques jours après, lorsque nous retournons en classe, une nouvelle enseignante nous attend. Elle nous explique avec ménagement que Mme Ambrelia est maintenant muette et paralysée mais qu’elle va bientôt guérir. C’est un pieux mensonge. Je devais apprendre par la suite que son pathétique désespoir devait la conduire au tombeau.
Trois ans après, je faisais ma communion solennelle. J’étais très fier d’arborer un magnifique costume gris. A cette époque, il était d’usage d’aller visiter tous les parents et amis et de leur porter une boite de dragées.
Evidemment, je ne manquai pas de visiter mon ancienne maîtresse. Elle me reçut dans son petit appartement coquet et modeste. Je fus bouleversé de constater que ses cheveux noirs étaient devenus tout blancs.
Elle était paralysée et vivait seule et recluse dans l’obscurité, toutes fenêtres fermées.
Avec sa seule main encore valide mais gauche, elle écrivit sur une ardoise :
« Es-tu content ? Travailles-tu toujours aussi bien ?»
Je voulus écrire : « Oui ». Elle nota sur l’ardoise :
« Tu peux parler, j’entends. Je ne suis pas tout à fait infirme ».
Alors je parlai longuement. Je perçus que ses yeux me regardaient avec une tendresse émue. Je devinai que la narration de mon existence de gosse lui apportait une joie extraordinaire. Bien des années après, je compris que, pour cette mère mutilée, ce devait être une sublime musique d’entendre un gamin parler de ses petites joies.
Je lui racontai toute ma vie : mon jardin où je faisais pousser un oranger, mes tortues qui venaient manger dans ma main, mon caméléon qui descendait de la vigne pour venir m’accueillir à la grille de la villa, dès mon retour de l’école.
J’avais même fait un petit journal que je tapais en cinq copies à la machine à écrire. Elle m’écoutait et je parlais toujours parce que je sentais qu’elle avait besoin de m’entendre et que j’étais important pour elle. Des larmes coulaient de ses yeux mais une flamme illuminait son regard.
Lorsque je sortis de chez elle, je me sentis épuisé, déprimé. Je comprenais confusément que tout ce que je lui avais raconté, c’était peut-être les meilleurs moments de ma vie. Un jour, viendraient les déceptions et la tristesse. Cette brutale prise de conscience après des années d’insouciance me bouleversait. Je m’efforçai d’oublier cette visite.
Le 8 Mai de l’année suivante, j’étais malade, cloué au lit avec une fièvre de cheval.
Dans l’après-midi, je m’étais assoupi. Brutalement, je me réveillai en sursaut, tout en sueur et je m’écriai :
« Maman, maman, Madame Ambrelia est morte ! »
Ma mère arriva, pâle et inquiète et me dit :
« Pourquoi dis-tu cela ?».
« Parce que je l’ai vue : elle montait au ciel. Elle était entourée de roses, et de toutes sortes de fleurs».
« Tu as fais un cauchemar » me dit ma mère d’une voix calme mais bouleversée.
« Ce n’était pas un cauchemar c’était très beau. Une musique magnifique l’accompagnait.
Je te le dis maman, je ne rêvais pas, je l’ai vue là-haut, elle montait, elle montait dans le ciel ! ».
Ma mère voulut me calmer et me faire retourner au lit. Mais je me sentais guéri, je n’avais plus de fièvre, je voulais manger, courir, jouer.
Le lendemain matin, je ne pensais plus à cette vision lorsqu’une voisine vint nous visiter et nous dit :
« Vous savez la nouvelle ? Madame Ambrelia est morte ! ».
« Ah ! » dit simplement ma mère qui devint blême. «A quelle date nous a-t-elle quittées ? »
« Hier, vers quatre heures de l’après-midi ».
Or c’était très exactement l’heure à laquelle j’avais appelé ma mère.
Depuis, j’ai cent fois entendu des esprits forts expliquer scientifiquement que l’homme est un savant mélange organique et chimique qui vient du néant pour retourner au néant. Mais, je crois que si ces grands experts savaient se servir des yeux de leur âme, ils trouveraient bien dérisoires les découvertes observées par les yeux de leurs merveilleux microscopes électroniques.
Les scientifiques ont mille explications sérieuses pour cette vision en image d’Epinal, trop conventionnelle pour ne pas être une projection inconsciente d’un cliché antérieurement reçu. Mais moi, je sais ce que j’ai vu. J’ai compris que ma malheureuse institutrice avait voulu me remercier des quelques minutes de joie dont le communiant au cœur naïf avait éclairé le sombre calvaire de sa fin de vie. Et, c’est à moi seul qu’elle avait voulu faire connaître son bonheur d’aller retrouver son enfant, après avoir, sans faillir, et jusqu’à épuisement, accompli sa tâche d’enseigner, instruire et guider ses 42 marmots.
Wahran – Mai 1989
L’homme procède de l’Esprit Universel et retournera à l’Esprit. Tout comme la goutte d’eau procède de la mer et retournera à l’océan. J-P B