Quoi de plus enchanteur et de plus enivrant que la brise lascive qui tourbillonne le long du corps dénudé dans un resplendissant matin d’été ? Mes mains palpent l’air tiède et cotonneux qui m’enveloppe comme un merveilleux sortilège. Je cligne des yeux, succombant de plaisir sous la caresse voluptueuse de la bise parfumée.
Le soleil couvre d’or mon torse bombé que la nocturne froideur avait raidi dans une blancheur de marbre. Mes jambes enserrent davantage mon inséparable coursier qui semble piaffer d’une impétueuse impatience. J’hésite entre l’opportunité de le lancer dans un galop effréné et la sage nécessité de calmer son ardeur, afin de ménager ses forces. Car, pour nous deux, la journée qui s’annonce aura une saveur d’éternité.
Je me sens grisée par la fidèle présence de mon vigoureux compagnon. Sa toison rêche irrite délicieusement mes cuisses délicates. Son dos cambré me fige en une fière posture. Ses sabots, jetés en avant, veulent effrayer l’importun qui renonce à l’audace d’entraver notre route. Sa crinière flotte comme une bannière et se confond, par moments, avec l’oriflamme de ma chevelure. Ses jarrets, tendus comme une baliste, sont prêts à nous propulser au-delà des remparts. Campé sur ses jambes postérieures en une attitude sculpturale, il n’attend plus que j’ordonne le galop.
Mais ma bouche reste coite car je suis pétrifiée à l’idée d’enfreindre l’ordre de mon père. Il m’a formellement interdit de modifier ma pause.
Alors j’attends patiemment le moment où, de son ton bourru il me dira « vas-y » avec la pointe d’émotion que les cœurs sensibles n’arrivent jamais à dissimuler.
C’est pourquoi en cette journée d’allégresse, je sens des fourmis me monter dans les jambes. Sans vergogne elles explorent avec curiosité les veines de mes mollets et les plis de mon entrecuisse. Il me suffirait de les écraser d’une chiquenaude, mais je dois impérativement rester immobile comme ces soldats de parade aux portes des palais.
L’une de ces effrontées bestioles, mue d’une rare insolence, vient chatouiller mon nez. Je dois faire un effort herculéen pour me figer imperturbablement dans une raideur de statue. Enfin, l’abominable arrogante se décide à partir pour folâtrer ailleurs. Mais la voilà qui se prend de velléité spéléologique et s’engouffre dans mon oreille.
Décidemment il faut être taillé dans le roc pour garder ainsi tout son sang-froid. Heureusement, j’entends le bruit du ciseau que mon père vient de poser sur l’établi. Il défait son tablier, se redresse et se met à chantonner. C’est signe que l’heure de la détente est enfin arrivée. Il recule de quelques pas, admire ma stature avec l’orgueil d’un géniteur qui a conçu un chef- d’œuvre et me dit :
« Je suis fier de toi. Dès demain je présenterai cette merveille aux connaisseurs éblouis. J’espère même la présence du Roi ».
Il me tend un miroir et me déclare :
« Regarde-toi. Un jour ta gloire te fera désirer par les plus grands et les plus puissants. Des hommes avides dépenseront des fortunes pour te posséder. D’autres franchiront les océans pour t’apercevoir quelques minutes mais tous seront à tes pieds pour t’encenser. Car, je te le prédis, tu as vocation d’être déesse pour l’éternité. »
C’est pourquoi depuis tant d’années je n’ose plus outrepasser les volontés chéries de mon créateur.
Son âme d’artiste le rend encore plus faible pour sa fille que les pères ordinaires. Je briserais sa vie si j’enfreignais son désir.
De plus je lui dois tout, il m’a sortie des ténèbres. Avant que nul ne s’intéressât à moi, je vivais confinée, enserrée et recluse comme tout bloc de marbre dans les entrailles de la Terre. Je manquais d’air et de soleil. Je n’avais jamais entendu ni le chant des oiseaux ni le murmure des sources. Je n’avais jamais perçu l’effluve des fleurs, ni le frissonnement du vent dans les ramures.
De mon bloc de marbre, il a fait un merveilleux chef d’œuvre. Je ne suis ni plus vaniteuse ni plus superficielle qu’une autre. Toutefois, j’avoue que je suis bien aise d’entendre chaque jour les compliments dithyrambiques des visiteurs sur la majesté de mes lignes, la hardiesse de ma pause, la finesse de mes traits, la beauté de mon teint. J’apprécie autant les exclamations et les émerveillements des badauds que ceux des plus grands maîtres qui s’enthousiasment de la fringante allure de mon cheval, du panache de sa crinière et de la somptuosité de son encolure.
Alors, je suis fière de mon père. Bien sûr je suis différente de ces mortelles qui déambulent perplexes ou courent affolées en tous sens. Elles pérorent comme des perruches, et se passionnent pour des chimères ou des amours versatiles. Je les vois passer devant moi depuis l’âge prometteur de l’enfance à celui des désillusions et de la vieillesse.
J’ai souvent du mal à reconnaître dans cette cacochyme visiteuse qui martèle haineusement le sol de sa canne, la fringante jeune fille qui, encore hier, échangeait de furtifs baisers avec son amoureux qui s’apprêtait à conquérir le monde. Aujourd’hui, usés et vaincus ils promènent leur désenchantement avec l’air absent de ceux qui ont renoncé à l’espoir.
Pourquoi devrais-je envier leur sort ? J’ai la fraîcheur et la beauté éternelles. Je vous entends dire :
« Certes, mais l’amour ? Vous ne connaîtrez jamais l’amour ! ».
Voilà une bien grossière erreur des humains qui ont décrété que la matière était inerte alors qu’elle ne vit que plus lentement. J’affirme que, plus que toute autre, j’ai été conçue par amour. Non par ce furtif plaisir charnel mais par cet amour qui a dominé l’émoi de complicité, d’attention, d’anxiété et de ferveur de celui qui m’a crée. Un jour, il a fait le choix mûrement élaboré, de me mettre au monde comme d’autres cultivent des plantes délicates. J’ai été choyée et dorlotée par ses soins attentifs. Il craignait sans cesse que son ciseau ne me blessât, que son art ne fut à la hauteur des ambitions dont il voulait me parer.
Seul l’amour lui permit de me concevoir comme un chef-d’œuvre. En communiant avec la matière, il a su percevoir mon esprit car les pierres, aussi, ont un cœur. Il ne cessait de m’interroger sur le fil de mes veines, sur les subtiles morsures de son burin pendant qu’il façonnait ma chair. Sans cette fabuleuse complicité comment aurait-t-il pu sculpter dans le roc tant de fragiles découpes ?
A toute seconde un imperceptible choc maladroit aurait pu faire éclater le fruit d’interminables années de laborieuse patience. Oui, j’ai bien été conçue par amour et le triomphe de l’art procède de la complicité des âmes.
Je suis heureuse car l’esprit de son corps continue à souffler en moi. Je suis la matière habitée qui frémit d’orgueil en perpétuant son œuvre. Ses descendants le perçoivent aussi.
C’est pourquoi à chaque anniversaire de mon créateur, une admiratrice vient déposer à mes pieds un bouquet de roses pourpres. L’adolescente qui s’incline devant moi est peut-être une arrière, arrière petite nièce de mon géniteur ou simplement une lycéenne qui cherche à honorer mon illustre père.
Au fait, j’avais oublié de me présenter : je suis « la Renommée Montée sur Pegase » et mon père se nomme Antoine Coysevox. Si vous passez par Paris venez me dire bonjour.
Comme je vous l’ai dit au début de mon récit, je ne bouge jamais de chez moi, et, par ici, tout le monde me connaît.
Versailles – Mai 2003
Les immenses fortunes ne font pas longues vies mais les chefs d’œuvres sont éternels. J-P B
L’objectivité c’est souvent l’art de faire admettre une théorie pour une vérité. J-P B