9. Les larmes des roses

Sous le soleil printanier du cap d’Antibes, mes jeunes compagnes, imbues de leur tendre beauté et de leur teint de rose, rêvassent en admirant la mer indolente qui chatouille en clapotant, la frange dentelée des rocs moussus.

Dans leur cloître doré, elles s’imaginent, tremblantes d’effroi et de plaisir, cueillies par quelque pirate athlétique et fougueux débarquant d’un vaisseau conquérant. Elles sont prêtes à se livrer à la main avide qui les emporterait vers la couche moelleuse d’un boudoir douillet ou vers celle, plus austère, d’une cabine de matelot. Elles sont lasses de leur vie monotone de pensionnaires choyées et dorlotées. Elles boudent leur rôle d’exemplarité dans cette valeureuse pépinière des talents et vertus de leur génération-modèle. Elles s’enivrent l’esprit en pensant aux lèvres avides qui viendront troubler leur virginité. Elles déploieront quelques piquantes escarmouches puis, vaincues par la force émolliente de leurs séducteurs, elles abandonneront leur gracieuse féminité.

C’est ainsi que, dans la fleur de l’âge, elles se complaisent à imaginer un bonheur qui les réduirait à un rôle de parade, de décor ou d’objet d’admiration, sans égard pour leur fierté ou leurs sentiments.

Elles ne pensent qu’à se vêtir de robes chatoyantes, à se pavaner dans de splendides atours, à s’imprégner de parfums subtils et ensorcelants afin d’être admirées et flattées davantage.

La bonne dame chargée de notre surveillance et de notre confort, favorise ces piètres ambitions. Toujours aux petits soins, elle prévient nos moindres désirs.

Nous n’avons pas le temps d’avoir soif ou chaud, qu’elle accourt avec l’eau fraîche ou le parasol propice.

Je suis la plus jeune de mes compagnes, encore frêle et à peine éclose aux choses de ce monde, plein de roueries et de malices.

Je suis scandalisée par le manque de dignité de mes voisines, leur arrogance et leur veulerie, leur soif de jouissance et d’aventures. Sans être une féministe militante et fanatique, précocement fanée dans sa dignité stérile, je me raidis, hérissée de mille piques et désapprouve avec morgue une telle flagornerie.

Mes condisciples me manifestent leur dédain et attribuent mon intransigeance à mon manque de maturité et d’épanouissement.

Tandis que je me morfonds, isolée dans mon coin, un savant personnage est venu nous rendre visite.

L’homme nous examine avec une longue attention et fait à notre surveillante bien des compliments sur notre excellente santé, notre magnifique maintien et notre teint de rose.

Mais moi, je reste hypnotisée par le superbe adolescent qui l’accompagne. Je comprends alors l’impatience et les songes de mes amies qui rêvent de prince charmant et d’enlèvement romantique. Je souhaite ardemment qu’il s’approche de moi seule, afin de mieux percevoir tout le charme de son être.

Mu par une soudaine télépathie, il se dirige vers moi, hume mon parfum et dépose sur ma robe un baiser si discret qu’on eut dit un papillon qui butine une fleur.

Il me murmure :

« Je viendrai t’enlever à la nuit tombée ».

Folle de bonheur et d’impatience je regarde le soleil décliner chaque minute. Lorsqu’il disparait dans les flots à l’horizon bleuté, tous mes sens excités explosent d’allégresse.

Une joie immense m’envahit quand je perçois de loin, les pas de mon séducteur adoré. Il est encore plus beau dans la pénombre. Son visage irradie la force et la douceur.

Il me cueille tendrement et je sombre dans l’extase lorsqu’il me serre contre son cœur.

Quand je reprends conscience, je me retrouve entre les doigts frêles d’une douce jeune fille aux longs cheveux d’or.

Elle pose ses lèvres sur ma collerette et, se retournant vers mon beau ravisseur, lui dit :

« C’est la plus belle Rose m’ayant été offerte ». « Je la conserverai jusqu’à ma mort en gage d’éternel amour ».

« Elle a été conçue pour toi », dit le botaniste. « Nous l’appellerons « Prince Charmant » .

Je comprends alors que nous autres roses, nous sommes vouées à déployer notre beauté et notre parfum pour favoriser les amours des humains.

Quelques larmes coulent comme des gouttes de rosée sur mes pétales nacrés. J’en conclus nostalgiquement que les jardiniers vénèrent leurs roses mais ne les épousent jamais.

Bar Sur Loup – Janvier 2001

Se croire aimé peut suffire à se croire heureux.       J-P B

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