6. Les roses de Saïgon

Par une superbe matinée pleine de soleil, d’espoir et de vie, Ling-Tan, une toute jeune fille au teint délicieusement cuivré, chemine le long de la route de Quang Ngai. C’est la période bénie, où la végétation triomphante, gorgée des pluies de la mousson, dilapide sans restriction son capital d’eau bienfaisante et de soleil généreux. De la modeste brindille à l’hévéa géant, un foisonnement infini de pousses arrogantes s’élance dans un camaïeu de vert, de turquoise et d’émeraude, vers le ciel d’azur marbré d’ocre et de pourpre. Toute la campagne bruisse de la symphonie des flûtes des oiseaux, des contrebasses des crapauds, des vocalises des singes. L’adolescente engloutit avec gourmandise le souffle de la bise qui s’est attardée en caresses alanguies sur des myriades de fleurs. Avec l’euphorie de sa toute jeune espérance, Ling-Tan n’a nul besoin des chevilles ailées de Mercure pour survoler le chemin de son pas aérien. Elle pousse devant elle une cohorte de canetons à la chatoyante livrée de plumes soyeuses aux reflets métalliques jaunes, bleus et verts.  L’œil vif et coquin, les volatiles avancent en se dandinant dans une subtile procession qui relève à la fois de la parade militaire et du sympathique chahut de collégiens en goguette. Ils sont bavards comme des commères, turbulents comme des écoliers, farceurs comme des gamins, braillards comme des conscrits. Ils avancent en se bousculant, se dépassant puis s’attardant à la tentation d’une pousse tendre et savoureuse.

L’amicale férule de leur gardienne rappelle à l’ordre les trainards. Effrayés de se perdre, ils se pressent de rejoindre de leur pas chaotique le gros du peloton de leurs confrères qui les houspillent avec des vocalises de réprobation. Bientôt la promenade arrive à son terme.

Au détour du chemin apparaît la clôture de bambous de la petite ferme familiale.

C’est alors que le bruit d’un roulement de tonnerre surprend toute la joyeuse troupe. Les canetons redressent leur col et orientent leurs ouïes vers cette étrange rumeur qui s’enfle graduellement. Ling-Tan s’arrête, imite ses protégés et scrute le ciel toujours aussi serein. Elle tend l’oreille. Le grondement s’amplifie et devient vite un fracas de ferrailles grinçantes et de vrombissements inquiétants. Au détour de la route apparaît une masse colossale qui se meut par saccades hésitantes tout en poussant des rugissements à glacer le sang. Ling-Tan pense aux dragons des contes populaires de son enfance. Elle voudrait fuir car elle sait bien qu’elle sera inexorablement broyée et carbonisée. Mais elle reste figée sur place, tétanisée comme ses volatiles, qui d’habitude, s’effarouchent au moindre péril et ne tardent guère à fuir. Le monstre approche, suivi de plusieurs autres. Il est maintenant facile de les distinguer. Les colosses d’acier sont des chars de guerre. Ils progressent effrayants et imperturbables, glissant sur des milliers de patins grinçants. Ces métalliques éléphants de combat sont équipés de longues trompes horizontales. Elles pivotent en tous sens et hument l’ennemi embusqué dans les cases qui bordent le chemin. Alors, dans un barrissement de fureur, les bêtes apocalyptiques crachent de leurs entrailles d’acier un déluge de feu. Les maisonnettes couvertes de chaume sont aussitôt embrasées. Les « rebelles » ou bien les paysans, changés en torches vivantes, essayent de fuir vers un marais voisin.

Mais les monstres vindicatifs et rancuniers les poursuivent de leur haine vengeresse et vomissent sur eux des jets de napalm enflammé. Hurlant de douleur, carbonisés jusqu’aux os, dégoulinants de lymphe qui attise leur combustion, les tignasses crépitantes comme des flambées de paille, les victimes s’écroulent en se tortillant comme des vers sectionnés par une bêche meurtrière.

Les machines de mort, sourdes aux hurlements, continuent leur course inexorable écrasant au passage le troupeau de cannetons dont elles font un sanglant tapis. Des petits cous s’élèvent en un dernier sursaut. Quelques rares têtes se redressent au-dessus de cette bouillie de plumes jaunes ou bleutés, maculées de pourpre. Leur œil incrédule observe une ultime seconde leur terrestre paradis dont la guerre a fait leur tombeau. Les chars s’arrêtent et la soldatesque triomphante hurle de joie au spectacle de l’ennemi qui se consume. Dans cette horde de fauves humains, certains font preuve d’une relative bonté en gratifiant un supplicié d’une abondante rasade de napalm. La mansuétude du dernier verre au condamné….

Les plus ignobles des soldats viennent assister avec des rires obscènes à l’atroce agonie de ces paysans rebelles désarmés. Ils périssent vaincus par la barbarie de leurs semblables du nouveau monde, terre emblématique de démocratie et de justice. Mais beaucoup de ces combattants contre leur gré, ont mauvaise conscience. Ils savent déjà que la peur qui les tenaille depuis des mois, les horreurs qui ont frappé leurs compagnons, les surenchères d’abominations et de carnages sont de mauvais augure. La vengeance contre les plus faibles n’est pas un fait d’armes dont ils pourront se glorifier, mais une honte qu’il faudra cacher toute une vie. Le sergent Sunty Simton est de ceux qui ne participent pas à la joie sauvage des pleutres qui se satisfont d’un triomphe facile après un combat inégal.

Embrigadé dans une guerre qu’il désapprouve, il observe, consterné, ce spectacle désolant. C’est alors qu’il découvre au bord du fossé l’infortunée Ling-Tan qui avait été blessée dans le combat.

Sunty se précipite pour lui porter secours et éviter qu’un soudard ne l’achève. Avec l’aide d’un compagnon il l’installe dans un char. Arrivée au campement une ambulance la conduit à l’hôpital…

Culpabilisé par la sauvagerie de ses compagnons Sunty s’improvise le sauveur de Ling-Tan. A chaque permission, le jeune homme vient visiter sa protégée. Les semaines passent, l’état de la jeune fille s’améliore. Elle est bientôt sauvée. Elle veut retrouver sa ferme et ses parents. Avec d’infinies précautions, le soldat lui apprend graduellement le désastre. Elle n’a plus ni gîte, ni famille. Pendant des jours Ling Tan reste prostrée. Avec le temps, la sève bouillonnante de la jeunesse lui impose de continuer à vivre. Il lui reste un oncle à Saïgon. Elle ira le rejoindre.

Maintenant l’Américain n’a plus seulement pour la Vietnamienne que les yeux de la miséricorde… La beauté, la grâce et la gentillesse de la jeune fille ont insidieusement conquis son cœur. Le jeune sergent manœuvre avec succès pour être muté à Saïgon. A peine arrivé, il se rend immédiatement à l’adresse que lui avait laissée Ling-Tan. C’est dans une traverse de la rue Catinat. Loin du tumulte des batailles, Saïgon vit presque paisiblement dans une ambiance, d’affairisme et de plaisirs, à peine troublée par quelques explosions terroristes et de sporadiques alertes. Le jour, une faune interlope d’aventuriers, de trafiquants, de spéculateurs et de journalistes s’ingénie à jouer sur les cours des denrées, des monnaies, des matières, des produits.

Ils propagent, au gré de leurs intérêts, les nouvelles les plus folles, les plus alarmistes ou les plus optimistes.

Saïgon st un théâtre où chacun joue inconsciemment le rôle du voleur volé. Les plus malins sont intoxiqués en voulant manipuler les autres. Les plus malhonnêtes se font spolier en cherchant à détrousser leurs complices. Même aux jeux de l’amour les plus pervers se font duper en croyant tromper leurs partenaires….

Sunty chemine dans le crépuscule au milieu des ruelles grouillantes de vendeurs ambulants. Il est arrêté par une étrange cérémonie. Sur une placette trône un imposant catafalque entouré d’une multitude de lampions.

Des banderoles sont censées immortaliser les vertus du défunt. Sur une dizaine de rangées de chaises, des hommes, probablement des proches ou des amis du disparu, veillent en silence. Mû par la curiosité, Sunty s’approche de l’assemblée, sans observer la déférence qui s’impose en pareille circonstance. Les visages s’assombrissent devant une telle arrogance. Dans une parfaite synchronisation toute l’assemblée se lève lentement avec une rage contenue. Un murmure circule dans les rangs : les mines deviennent farouches. Il faut châtier sévèrement le profanateur. Sunty projette de s’enfuir car il sait qu’il va se faire étriper.  Soudain il sent dans son dos un fluide glacial. Il perçoit dans sa nuque une voix sereine qui lui communique distinctement :

« Bientôt, dans une autre vie tu seras mon fils. Viens prendre place dès ce soir parmi les tiens. »

Mû par une force étrange, Sunty traverse les rangs tandis que, tout doucement, les hommes se rassoient sur son passage et le laissent parvenir au pied du catafalque. L’expression des visages est redevenue neutre, presque calme. L’Américain s’aperçoit qu’il vient de changer de camp, de race, de monde.

Il se sent léger, vidé de toute angoisse.

Il voudrait réciter une prière de circonstance mais il ne peut, même mentalement, se répéter les antiennes fadasses des clercs de son enfance ou les psaumes remaniés par tant d’opportunistes que la « parole divine » en était devenue inconsistante. Il prend conscience que dans ce monde qu’il côtoie, les contacts se font d’esprit à esprit, sans intermédiaire, sans artifice, sans le trucage des mots, ni l’apparat trompeur des fastes, mais seulement, par perception  subtile, par vibration ténue, par osmose des pensées.

La lune est déjà bien haut dans le ciel lorsqu’il se relève pour faire son adieu au gisant. Pour la première fois, depuis l’enfance il est envahi par la sérénité des justes que ni la vie ni la mort ne peuvent troubler.

Et, lorsqu’il commence à s’éloigner, les regards qui le suivent sont devenus bienveillants. Il part à la recherche de Ling-Tan tandis que d’imperceptibles hochements de tête remercient ce frère jusque-là inconnu.

Arrivé à l’adresse indiquée, Ling-Tan est introuvable. Il fouille en vain les trois étages du petit immeuble de style colonial. Personne ne comprend sa langue. Un locataire ému de le voir désemparé, le tire par la manche vers une boutique où s’entassent pêle-mêle des casseroles, des tissus, de la quincaillerie et des postes de radio. A la caisse, trône un vieillard à la peau parcheminée. Il a conservé la longue tresse des chinois, la barbiche aux grands poils parsemés et les ongles disproportionnés des érudits.

Il parle un excellent français car il a été longtemps fonctionnaire dans l’administration coloniale. Sunty peine à se remémorer les bases des langues latines étudiées au collège. Il comprend que l’oncle de « sa fiancée » a disparu depuis longtemps. Toutefois il peut retrouver Ling Tan chez un commerçant tout proche…

Deux ans ont passé. Sunty est maintenant l’heureux époux de Ling-Tan et le papa d’un petit garçon. Sa période militaire vient de se terminer.

Il est d’autant plus heureux de retourner dans son pays que la position de l’Amérique au Viêt-Nam est devenue intenable.

Une seule ombre à son bonheur : son père a refusé d’accepter son épouse Vietnamienne. Mais il a un plan. Il affrontera seul sa famille tandis que son épouse et son bambin l’attendront à l’hôtel. Il expliquera à son père combien il est heureux et cherchera à l’amadouer en lui montrant des photos de son petit-fils.

Tout se passe comme prévu sauf qu’après un cumul de retards il fait déjà nuit lorsqu’il approche la propriété familiale. Sunty est tellement impatient d’aller embrasser ses parents qu’il refuse d’écouter sa femme qui lui suggère d’attendre le lendemain.

Négligeant l’étape prévue à l’hôtel, il se dirige avec Ling Tan vers la propriété familiale proche du Lac Loxahatchee. Mais les temps ont changé. Quelques problèmes d’insécurité ont contraint le père à entourer la maison d’une haute clôture et à garder l’accès de la ferme par un robuste portail. Sunty décide de passer outre aux panneaux interdisant l’accès du domaine. Il escalade la grille dans la nuit noire. Il ne sait pas qu’un cambrioleur a été signalé à la centrale de surveillance. Un coup de feu retentit. Sunty s’écroule en hurlant de douleur.

Ling-Tan accourt et enserre convulsivement son mari inerte.

Le père arrive et voit son fils gisant dans le sang. Il est horrifié de sa méprise et le conduit immédiatement au Mémorial Hospital. La mère est folle de douleur et supplie les chirurgiens de sauver son fils.

L’aube pointe déjà lorsqu’un médecin vient annoncer qu’il n’a pu empêcher le pire. La guerre n’en finira jamais de faire des ravages dans tous les camps… Mais dans le drame les barrières disparaissent. Le patriarche prend dans ses bras Ling Tan et son fils. Il sait déjà qu’il pourra survivre grâce à leur présence.

Souvent la guerre permet aux assassins sans courage de se glorifier sans risque.   J-P B

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