4. La rose de Thies

Avec sa grande taille, sa carrure de catcheur et son regard pervenche, l’ingénieur Yogant Manfred est l’archétype de la race germanique triomphante : celle de la force physique et de la rigueur technologique qui s’exporte en toutes contrées. Sûr de sa supériorité intellectuelle et scientifique il avance du pas décidé de ceux que la crainte n’effraiera jamais. Ancré dans ses certitudes spirituelles et matérielles, il n’a aucun doute sur son avenir qu’il sait aussi méticuleusement tracer que sa carrière professionnelle. Pourtant, dès aujourd’hui, sa vie va être bouleversée. Vous craignez qu’un danger subit ne le foudroie à cet instant même où il s’apprête à traverser la rue ? Non, le péril qui le guette est tout autre. Je vous propose de le suivre tout comme moi, discrètement et en silence.

En ce moment précis, il éponge généreusement son visage ruisselant de sueur. Il se dirige vers sa voiture garée le long d’un trottoir poussiéreux. Vous voulez savoir où il se trouve ? Branchez votre ordinateur sur ces détestables logiciels qui, par le truchement des abominables satellites-espions, vous permettent de tout observer partout et dans les moindres détails. Positionnez-vous sur Dakar. Voilà ! Vous y êtes. Cette grande voie rectiligne, c’est la route de Marseille. Soyez donc plus rapide sinon vous allez perdre la trace de notre héros. Suivez cette voiture rouge qui vient de démarrer.

– « Les minutes passent, dites-vous, et vous ne voyez rien d’autre qu’une tache pourpre qui se fraye un passage sur la route de Thies, au milieu des camionnettes brinquebalantes, des autocars poussifs et des taxis surchargés. Cette histoire est sans intérêt, que diable ! »

– « N’employez jamais cette atroce expression devant moi.

Je suis l’ange-gardien de Yogant et je vous prie de calmer votre arrogante impatience. J’ai charge d’assister mon protégé mais je ne suis pas devin. Si cette affaire vous intéresse, je vous suggère d’être très attentif à votre écran. Zoomez sur le point rouge qui s’est arrêté près d’un baobab. Grossissez davantage l’image ».

Notre homme s’approche de l’étal d’un marchand de souvenirs. Il commence par se désaltérer du jus d’une noix de coco fraîchement cueillie. Maintenant, il examine minutieusement des statues en bois dit précieux. Il porte son choix sur la plus grande. C’est une sculpture de femme grandeur nature, couleur acajou. Elle est superbement taillée d’une pièce. Les joues potelées, le nez effronté, les cheveux tressés inspirent le chaland. Il caresse les galbes délicieux des seins qui dardent leurs mamelons, puis la courbe parfaite des hanches, les fesses rebondies, le pubis avenant, les jambes élancées.

L’acheteur sort un billet. Le marchand outragé par l’obole, lui arrache brutalement la statue des mains. Le deuxième billet le laisse indifférent. Il mollit au troisième mais dédaigne l’offre. Yogant s’en retourne à sa voiture. Alors le vendeur, saisi de panique, se précipite vers son client, abandonne sa proie dans le véhicule et s’empare des trois billets.

– « Bienvenue dans ma vie » dit le jeune Allemand à la statue. Je te baptise Mokina ; ajoute-t-il en faisant un signe de croix sur son acquisition.

L’ange tressaille, fait une moue de reprobation et s’apprête à houspiller le blasphémateur. Il se ravise car sa charge lui fait obligation de ne jamais manifester de colère.

Le jeune homme baisse le dossier du siège avant et parvient difficilement à loger la sculpture en la plaçant de travers dans l’habitacle.

La voiture reprend la route. Sur votre écran le point rouge continue son cheminement au milieu des encombrements.

« Attention ! s’exclame l’ange, ce n’est pas le moment de doubler ce lourd camion. Dans une seconde, il va s’arrêter brutalement pour éviter un troupeau de buffles qui va subitement lui barrer la voie »

Ouf ! D’un impérieux coup de volant l’automobiliste, mu d’un pressentiment, évite la catastrophe et immobilise son véhicule.

– « Voilà notre ange pris en flagrant délit de mensonge ! ditesvous. Il a prétendu ne pas être devin mais cette petite scène démontre qu’il peut tout anticiper. Alors, au lieu de me faire mijoter racontez-moi immédiatement la suite de cette aventure ».

– « Ne blasphémez pas ou j’arrête notre conversation. Vous savez bien que les anges n’ont aucun défaut. Donc ils ne mentent jamais, mais il leur est permis de ne pas tout dire. »

– « Vous m’embrouillez avec vos discours de prélat. Soyons clairs : Les anges mentent par omission. »

– « Eux ! Non ! Mais l’imagination pernicieuse des humains suffit à parer de fourberie les vérités les plus profondes. »

– « Arrêtez de papoter ! La nuit tropicale est tombée d’un coup sur le Sénégal et j’ai perdu la trace de la voiture. »

– « Calmez-vous ! Tout va bientôt se jouer. Vous voyez cette lumière verte, c’est l’enseigne d’un hôtel. Sous cette clarté blafarde vous pouvez distinguer notre voyageur qui extirpe la statue de la Peugeot. Il va certainement la porter à sa chambre. Maintenant tout est noir il vous faudra attendre demain pour connaître la suite. »

– « Soyez un ange ! Racontez-la moi maintenant. »

– « Pas question ! Pour deux raisons : d’abord c’est formellement interdit par le code déontologique des anges-gardiens. Ensuite parce que le diable va s’intéresser à cette affaire et que je ne veux absolument pas me mêler à ces gens-là. »

– « Vous n’allez pas me dire que vous croyez au diable. »

– « Evidement non ! Mais je me sens obligé de m’apitoyer sur les déboires des humains, qui, par lâcheté, ont inventé l’alibi diabolique. Cette excellente formule d’hypocrisie leur permet de rejeter sur d’autres la responsabilité de leurs  propres turpitudes. Il leur est toujours facile de prétendre être les misérables jouets de Satan. Avant de vous quitter je vais tout de même vous indiquer une astuce. Essayez de capter le circuit vidéo de l’hôtel. Vous apprendrez des choses que je ne veux pas connaître. »

 L’ange disparaît dans un froufroutement d’ailes, après m’avoir souhaité ironiquement une excellente soirée.

– « Quel malappris ! » pensez-vous.

 Nous voilà en panne de narrateur pour la suite de cette histoire. Toutefois il nous reste le sorcier, celui que l’ange a appelé le diable. Vous avez du mal à gober les attributs diaboliques des sorciers. Evidement ils n’ont d’autres pouvoirs que ceux que leur accordent leurs crédules contemporains.

Tout leur vient de cette déplorable anxiété des hommes d’interroger les devins sur les éternels sujets : « Serai-je riche, aimé, heureux, en excellente santé et longtemps ? » Les réponses sont toujours d’autant plus réconfortantes que le quémandeur a été plus généreux.

Evidement personne ne croit aux sorciers mais ils font souvent partie de bien des contes. C’est tout simplement parce qu’ils s’y introduisent eux- mêmes.

Tout comme les puissants qui prétendent gouverner le monde ou les religieux qui veulent sauver l’humanité, ce qui ne démontre nullement l’utilité de leurs rôles. Tâchons donc de ne pas confondre l’apparence et la réalité pour la suite de notre affaire.

Or donc, en pleine nuit, Yogant se réveille brusquement, en proie à une très vive agitation. Son esprit est embrumé. Il est incapable de conclure s’il vient de rêver ou s’il a vraiment vécu les moments antérieurs. Son corps est encore frémissant des caresses voluptueuses de Mokina. La douceur de sa peau veloutée persiste sur son épiderme. La chaleur de son corps, la brûlure de sa chair le tenaillent. Il allume sa lampe pour se persuader qu’il est toujours dans la réalité de son propre univers. Certes, il se trouve bien dans sa chambre d’hôtel mais la statue est dans son lit alors qu’il se souvient parfaitement l’avoir déposée, ce soir-là, sur une banquette. Extrêmement troublé, il la remet en place. Après avoir cherché mille explications à cette anomalie, il finit par se rendormir. C’est alors qu’un grincement bizarre le réveille. Il l’écoute attentivement. Cette plainte lui rappelle le temps de son enfance. Lorsque sa petite sœur avait été grondée et renvoyée dans sa chambre, elle pleurnichait ainsi jusqu’à ce qu’il vînt la consoler. Yogant rallume la lumière, la plainte cesse. Mais dès l’obscurité revenue, le crissement revient de plus belle. Il semble provenir de la sculpture.

Le jeune homme finit par se lever, prend Mokina et la dépose sur son lit. Il observe son visage radieux qui semble lui sourire. Il éteint sa lampe. Aucun râle ne se manifeste. Il s’enfonce dans un profond sommeil.

Le lendemain, frais et dispos, il a oublié son rêve étrange. Il saisit sa statue et l’embarque dans sa voiture. Toute la journée il suit avec application son programme de travail puis reprend le chemin de Dakar. Tandis qu’il roule tranquillement, il croit percevoir à nouveau la faible plainte qui l’avait déjà tracassé.

Il s’arrête, examine la sculpture en détail, attend plusieurs minutes sans percevoir le moindre son. Il repart et peu après le gémissement reprend. Il s’arrête encore et encore. A chaque fois le même phénomène se répète. Persuadé qu’un mauvais génie habite la statue, il décide de la rendre au vendeur dont l’échoppe est bientôt en vue. Sous le baobab, un gamin rigolard tient la boutique.

Il lui apprend que le patron tout heureux de l’affaire, vient de partir à Dakar afin de s’offrir quelques jours de fête et de bombance. Déçu de ne pouvoir se défaire de son indésirable emplette, Yogant décide de reprendre la route. Toutefois, pour ne plus entendre la plainte lancinante, il retire la statue de l’habitacle et la place dans le coffre. Comme elle est bien trop longue et que les pieds dépassent de la malle il l’attache avec une simple ficelle.  Aussitôt reparti, la plainte recommence. Excédé, Yogant s’arrête à nouveau, sort la statue du coffre et la jette dans un fossé en bordure de la route.

Il repart vers la capitale et voilà que la plainte recommence de plus belle. Cette fois il ne s’agit plus de murmures imperceptibles mais très clairement de vociférations, d’appels au secours et de coups redoublés qui proviennent du coffre. C’en est trop pour le jeune homme.

Il s’arrête contourne le véhicule. Il constate que les pieds de Mokina dépassent toujours du coffre qu’il ouvre aussitôt. Il est alors confronté à un spectacle incroyable, diabolique, surnaturel. Il reste stupéfait, incrédule, ébahi, pétrifié. Tout doucement, la statue s’étire, s’allonge, bouge un bras puis une jambe, se déploie, sort du véhicule et se redresse.

Pendant quelques secondes, Yogant suppose qu’une jeune fille bien vivante s’est faufilée dans le coffre et a pris la place de l’effigie de bois. Mais un examen attentif le convainc qu’il ne peut s’agir d’une méprise.

C’est bien la même taille, le même visage, les mêmes traits, la même bouche moqueuse, le même cou gracile, les mêmes seins généreux et les mêmes cuisses tout en finesse.

Cette fois Yogant se sent défaillir. Sa raison sombre, il est désarmé face à l’outrance de la sorcellerie. Jamais il n’avait daigné prendre au sérieux les avertissements des vieux broussards qui cherchaient à le mettre en garde contre les pouvoirs fantastiques des sorciers. Il s’effondre sous les railleries et les tourments de Satan. Il implore grâce, se confond en excuses mais rien n’attendrit son persécuteur. Il reprend conscience et conclut, in petto : « moi qui ne croyais ni en Dieu ni en Diable je constate que ce dernier existe bien. Par corollaire Dieu aussi et donc mon ange- gardien doit me porter secours. »

Sa requête n’est pas vaine. En ouvrant les yeux il constate que l’ange est là. Un fort bel ange, ma foi, avec un visage gracieux, un nez mutin, des yeux coquins, des joues bien pleines tout comme celles des joueurs de trompettes. La taille est élancée le buste rempli, les jambes fines. Le séraphin se penche sur Yogant, l’asperge d’eau froide et bénite, évidemment, et lui dit d’une voie charmeuse.

  • « Réveillez-vous ! Un grand gaillard comme vous ne devrait avoir peur de rien ».

Surpris, le miraculé ouvre complètement les yeux. Il n’y a pas d’erreur : cet ange est du plus beau noir. Il le reconnaît bien : c’est Mokina !

Loin d’être rassuré par la voix doucereuse de Mokina, Yogant est saisi d’une horrible panique. Il sait, par ouï-dire, que le diable n’hésite pas à se travestir en femme séduisante et fatale afin de mieux subjuguer ses proies. Le pauvre mâle, hypnotisé par le subterfuge, devient l’instrument docile de Satan qui lui suggère les pires délits et atrocités.

Assuré d’une totale impunité et de grasses prébendes, par un pacte sordide, le possédé se jette dans une vie dissolue et somptueuse de pillages, de luxure, de ripailles, d’atrocités, de débauche et d’allègres massacres.

Tout réussit aussitôt au protégé du Maître des Ténèbres : l’argent coule à flots, les femmes s’offrent à lui, la réussite couronne toutes ses entreprises, sa santé est florissante et une chape de plomb pèse sur ses détracteurs. Progressivement, l’âme et la raison du malheureux sombrent dans le chaos. Alors, subitement le perfide pourvoyeur des enfers abandonne son protégé aux pires calamités. Tout ce qu’il entreprend est vain et irrémédiablement voué à l’échec. Le malheureux supplie alors tous les sorciers, prêtres, médiums, médecins, gourous et devins d’user de leur théorique pouvoir pour le désenvoûter. Mais la tâche est immense car il faut, avant tout, cerner parfaitement l’origine du mal. Or le diagnostic est incertain. La pitoyable victime doit payer de plus en plus cher pour que cessent les atroces piqûres qui le taraudent. Elles proviennent, à l’évidence, d’un ennemi sournois qui transperce avec jubilation une poupée hideuse à son effigie. Il faut encore payer pour mettre fin à ces affreuses purulences qui enflamment ses chairs d’eczémas putrides.

Le grand livre sacré de l’omnipotente Magie Noire, détient l’origine de la recette secrète : « Tailler au plus ras les moustaches de tigres vigoureux en plein rut, les découper finement avec un couteau d’obsidienne du néolithique, ajouter des viscères de cœlacanthe, mêlés de bave de cosmonautes nauséeux, réduire le tout en une fine poudre colloïdale, saupoudrer les draps obligatoirement noirs de la victime ».

L’effet est garanti et surpasse toutes les plus légitimes et immondes espérances. Quant aux ingrédients, il suffit de consulter la liste sur internet. Livraison immédiate et paiement par carte bancaire très apprécié.

Il est donc devenu urgent de débusquer le criminel sournois qui cause tant de souffrances à l’envoûté. Le défi est démesuré parce que le supplicié s’imagine n’avoir que des amis. Il lui faut se forcer à soupçonner tout le monde : famille, voisins, fournisseurs, collègues, fonctionnaires, banquiers. Tous deviennent suspects et méritent sa haine grandissante qui frise bientôt la paranoïa. Le malheureux devient discourtois, hargneux, irascible, violent. Les conseils de calme le mettent en furie. Les suggestions de repos le font hurler d’indignation. Les soupçons de folie le poussent au crime. Il n’est plus dupe des feintes compassions de ses proches et de leurs larmoyantes sollicitudes. Bientôt son entourage manifeste de l’agacement qui ne tarde guère à devenir une franche hostilité. Il était temps : les coupables sont enfin démasqués. Les sorciers avaient bien raison. Il est le souffre-douleur avéré d’une cohorte de tortionnaires sournois qui lui ont fait perdre l’appétit, le sommeil, la santé, son emploi et même toute raison de vivre. Alors les prophètes, les intercesseurs des esprits, les envoyés des milliers de dieux qui pullulent dans un monde de naïfs, tous les grands manitous s’avouent impuissants à réduire les ravages qui détruisent l’âme et le corps du maudit.

Il est complètement délabré, ruiné, vaincu. Sans argent il est impossible aux gourous d’obtenir la mansuétude des dieux et des esprits. Car si la vie est chère dans notre bas monde elle est, hélas ! bien plus coûteuse dans l’au-delà. Remplacer un simple drap de fantôme dans le pays des ombres coûte une fortune pour une qualité médiocre. Les prix des stylos les plus ordinaires pour l’écriture automatique sont devenus déraisonnables. Les coûts, même en promotion, des fluides pour faire tourner les tables donnent le tournis.

Quant aux baguettes magiques, il est inutile d’essayer de s’en procurer une, même minuscule, tout l’or de notre bas-monde n’y suffirait pas. Tous les curieux qui s’en reviennent du Grand Bazar Diabolique, relatent le même constat : les prix flambent et l’argent vous brûle les doigts, les codes coups de barre sont truqués. Après des débuts prometteurs, inspirés des loisirs terrestres, le tourisme infernal n’a pas fait long feu. Les restaurants sont décevants. Quand le menu affiche poulpe au riz, il faut lire poule pourrie, les hors-d’œuvre variés, sont avariés. Il faut longtemps patienter pour les escalopes panées, car le veau n’est pas né. Le potage garbure sent l’acétylène. On ne trouve plus de bons ouvriers : les plongeurs ne savent pas nager, les bouchers n’ont plus de débouchés, les menuisiers me nuisent, les plombiers font des factures de plomb et les faneurs sont tous des hommes de paille.

Anéanti de prime abord par ces perspectives diaboliques, le pauvre Yogant se refuse d’être englouti par la spirale infernale. Il se relève d’un bond, court s’installer au volant de sa voiture et s’apprête à déguerpir. Mais la clé de contact a disparu. Il cherche fébrilement et remarque Mokina, confortablement installée sur le siège du passager.

Elle arbore un sourire moqueur et agite, au bout de ses jolis doigts en fuseau, le sésame qu’elle avait subtilisé. Elle demande à Yogant médusé :

– « J’aimerais que tu m’amènes à Dakar. »

Comme son interlocuteur l’observe, effaré, elle ajoute :

– « Arrête de me regarder comme si j’étais le diable. »

Cette fois, l’aveu est évident et la provocation passe les bornes. Yogant décide d’employer les grands moyens pour chasser la diablesse. Il fait appel à son ange-gardien. Mais l’intimé reste sourd au signal de détresse. C’est aujourd’hui son 27.698ème anniversaire.

Son patron lui a permis quelque relâchement. Sa distraction favorite pour cet événement annuel, c’est le cinéma. Pour parfaire sa juste compréhension des pulsions humaines, il a même obtenu l’autorisation d’aller voir un film érotique. Alors il a un peu triché. Il s’est carrément engouffré dans une salle « porno ». Que voulez-vous ? Les anges aussi ont un sexe et ne sont pas des saints. Il faut bien tolérer qu’ils s’encanaillent une fois l’an, sinon plus personne ne voudrait accomplir leurs tâches si ingrates. Les vocations sont rares.

Alors il faut prendre des arrangements avec le … Non ! Non ! et non pas avec le diable… Je lui dénie le droit à l’existence.

Abandonné Yogant réagit avec son merveilleux pragmatisme teuton et répond à la diablesse.

– « C’est bon je t’accompagne jusqu’à la ville. Mais là, c’est fini je ne veux plus te voir. »

L’autre répond, spirituelle en diable (le malin fait toujours alliance avec les esprits) :

« Nous verrons. Tu n’es pas une statue de marbre, et moi, je ne suis pas de bois. »

Yogant ne s’en laisse pas conter et rétorque avec force et conviction.

– « Tu mens ! Tu es une diabolique statue de bois ! Mes amis broussards m’ont tous mis en garde contre les mille et un subterfuges des sorciers. Je ne voulais rien croire. Mais je suis cartésien et je dois accepter l’évidence. La répétition des anomalies constatées depuis hier démontre scientifiquement que tu n’es ni une vraie statue, ni une vraie femme mais une illusion maléfique. »

Mokina éclate d’un rire sonore et musical qui emplit et charme l’oreille comme un bruit de cascade mêlé à un roucoulement de pigeon. Elle assène à son compagnon :

– « Je n’aurais jamais pensé que les Blancs qui se targuent d’être des scientifiques, sois aussi crédules et superstitieux. Comment peut-on croire aux sorciers ? aux pseudo-intermédiaires divins et autres charlatans ?

Leur vrai pouvoir, c’est de vivre grassement aux dépens de leurs ouailles trop naïves qu’ils endoctrinent à leur seul profit. Je ne suis pas l’objet de bois que le marchand t’a vendu cinq fois trop cher. Ne prends pas cet air outragé !  Malgré tes longues années d’études, ton sens des affaires est nettement au-dessous de celui du plus modeste bonimenteur des souks. Tes capacités en psychologie sont d’une indigence affligeante.

Je suis seulement le modèle qui a inspiré le sculpteur. Cet artiste s’est donné beaucoup de mal pour peu de gratitude. Au Sénégal comme partout, le talent n’enrichit pas ceux qui l’exercent mais profite aux intermédiaires qui les exploitent. Donc, au moment où tu te débarrassais de la statue dans le petit vallon en bordure de la route, j’attendais en vain, depuis bien longtemps, qu’un automobiliste compatissant me prenne en charge. J’ai profité de ta halte pour me glisser dans le coffre de ta voiture. Dès que tu es reparti, j’ai senti que je m’étouffais.

J’ai frappé contre les parois. J’ai hurlé. Quand enfin tu es venu me libérer tu as blêmi comme si le diable en personne sortait de sa boite. Tu as fait une syncope comme une petite bourgeoise trop précieuse. »

– « Tu mens ! Tu es la statue apparemment réincarnée. »

– « Tu peux facilement te prouver le contraire.  Il te suffit de retourner jusqu’au fossé. Si personne ne s’en est emparé, tu retrouveras mon effigie à l’endroit où tu l’as jetée. »

– « Je crois que tu t’inventes déjà un alibi, tu sais très bien que la statue n’y est pas puisque toi et ton sosie ne font qu’une seule entité.

 Et même si tu disais vrai, tu ne m’expliqueras jamais les crissements insolites qui provenaient de la statue. »

– « Ah ! Oui ! Je peux ! Le bois abritait des grillons qui, profitant de mon immobilisation dans le coffre de la voiture, sont venus se loger dans mon corsage malgré mes hurlements. Je te propose un pari ».

– « Quel est l’enjeu ? »

– « Si je perds, je te paye la plus belle soirée de ton existence : le meilleur restaurant, le plus fameux champagne de Don Pérignon, les plus beaux spectacles et les danses les plus lascives. Quitte à y laisser toutes mes économies de trois années de travail. Et si tout cela ne te suffit pas je reste encore une année entière à ton service.

Je sais tout faire : le secrétariat, le ménage, le bricolage et bien d’autres choses… Si je gagne tu m’offres exactement le même programme. »

– « Tope là. » acquiesce Yogant en lui tendant la main.

– « Damné soit qui s’en dédit. » répond Mokina toujours provocante et coquine.

 

Cette perspective sulfureuse inquiète sourdement Yogant qui lance un nouvel appel de détresse à son ange gardien. Mais il est fort occupé. Profitant de l’ombre propice du cinéma, le fripon a subrepticement déployé son aile gauche et caresse de ses plumes soyeuses les épaules de sa jeune et charmante voisine qui feint d’être profondément absorbée par le film. A la faveur des avantages de sa morphologie particulière qui lui permet, en plus, de disposer de ses deux mains, il explore, avec une douceur toute angélique, de ses doigts légers, les dessous des jupes de la trop romantique demoiselle. Bientôt les râles de plaisir de la peu attentive spectatrice finissent par couvrir ceux diffusés par la stéréophonie du film.

Un instant décontenancé par la carence persistance de son ange, le jeune Allemand retrouve son pragmatisme combatif et décide de retourner au fossé où la statue git encore. Mokina se dévêt complètement et se plante fièrement à coté de l’œuvre. Aucun doute n’est possible. L’effigie et le modèle sont parfaitement identiques. La Sénégalaise dit alors à son compagnon d’un ton badin et malicieux.

– « Tu as perdu, tu devras payer pendant un an. »

Yogant, rassuré et même conquis, regarde admiratif Mokina et son effigie.  Elles sont splendides toutes les deux. Les proportions sont parfaites, les courbes délicieuses, les rondeurs charmantes. L’allure est altière, provocante et aristocratique. Le petit nez retroussé est délicieusement espiègle. L’oreille est tendre à croquer. La peau d’un brun cuivré est une invite à la découverte de plus subtiles saveurs. Une force incontrôlable pousse le jeune homme à palper les galbes, à caresser le grain de peau, à explorer les contours. Il passe de la statue au modèle qui, charmé, se laisse faire et lui dit :

– « C’est toi qui m’a ensorcelée. Tu as la force et la beauté du diable. Finalement tu as gagné.

Je renonce à mon enjeu et je te laisse quitte. Merci de me déposer à Dakar » ajoute-t-elle à regret.

Yogant se sent brusquement triste, vide, déboussolé.

Maintenant qu’il est persuadé de l’inexistence des pouvoirs des sorciers et autres mystificateurs, il ne va tout de même pas croire à Cupidon et au coup de foudre. Il est morose et dubitatif. C’est la première fois que son cerveau est aussi vide et que son ange ne lui suggère aucune solution. Il aurait pu faire grève un autre jour, que diable !

Piqué au vif le séraphin se manifeste à nouveau. Courroucé Yogant l’admoneste in petto.

– « Tu es comme tous les vigiles. Tu n’es jamais là quand on a besoin de toi. »

– « Tu es injuste, je ne m’absente qu’une fois l’an pour faire mon rapport au patron. »

– « Il te faut deux heures pour cela ! Quel besoin avais-tu d’aller folâtrer dans un cinéma ? Tu n’es pas fréquentable. »

– « De quoi m’accuses-tu ? Je crois comprendre que c’est encore ce gredin de Cupidon qui a profité de mon absence pour faire ses fredaines en mon nom. »

– « Je te croirai quand tu porteras plainte pour usurpation d’identité. Tu es bien syndiqué ? »

– « Mille fois, j’ai essayé en vain de faire valoir mes droits. Mais le Syndicat des Anges-Gardiens ne peut interférer sur celui des Anges-Païens qui se permettent tout. Nous avons bien tenté de fédérer tous nos syndicats. Hélas !  Depuis la prépondérance des monothéistes c’est devenu la chienlit. Voilà deux mille ans, ils sont devenus tellement puissants qu’ils ont pratiquement éliminé tous les autres et passent leur temps à s’étriper entre eux. Avant, c’était plus tolérant, plus simple, plus démocratique. Il y avait pléthore de petites religions, c’était l’artisanat.

Chacun pouvait se découvrir une pieuse vocation et professer une dévotion philosophicoreligieuse de son cru.

Personne n’avait l’audace de se prétendre le garant de la seule volonté divine ou de s’arroger le droit de dominer les autres. Tout le monde travaillait gentiment, dans son petit coin, en restant bien courtois avec ses confrères. Nul se souciait de savoir si le dieu Bacchus avait plus d’adeptes que la déesse Vénus, si Hermès était plus puissant que Mars ou si Mâzda surpassait Gamesh ou Confucius. Il n’y avait ni concurrence, ni prosélytisme, ni guerre de religion, ni massacre pour établir la suprématie des croyances des uns ou des autres. Le fidèle se vouait au dieu qui lui paraissait le plus sympathique, il pouvait être couvert d’or ou superbement nu, avoir figure humaine ou tête d’éléphant, jouer de la harpe ou du javelot, peu en importait à son adorateur. La tolérance était de règle car la diversité infinie des cultes ne permettait à aucun de s’imposer aux autres. Il en allait de même dans la vie civile. En dehors des obligations vitales, les chefs de tous ordres laissaient les gens vivre à leur guise. Jamais un empereur ne s’est mêlé de punir l’excès de vitesse d’un aurige sur les grandes voies ou le stationnement gênant d’un char. Les gens solutionnaient leurs problèmes entre eux. Sans règle ni tribunaux. Mais aujourd’hui, les gros trusts font la loi. Tout est codifié, conditionné, régenté à leur avantage. Le virus s’est propagé dans le monde des esprits. Les assemblées d’une simple dizaine de séraphins sont devenues aussi rares que les adorateurs païens de l’Amazonie.

 Alors, chacun cherche à réduire les autres par une OPA (Organisation Panuniverselle de l’Angélisme.) Je suis las de tant de querelles stupides et superflues, de tant d’hypocrisie et de mauvaise foi.

 C’est pourquoi aujourd’hui nous allons inverser les rôles. Je vais demander ton conseil, ton aide, ta protection car je ne sais plus à quels dieux ou à quels diables me vouer.

– « Donnes ta démission !  Va travailler ailleurs. »

– « Ce n’est pas si facile, les puissants ont tous les pouvoirs. Ils peuvent créer les guerres, le chômage, les crises, les désastres et faire périr à leur guise les plus braves et les plus combatifs. Alors, nous les anges esseulés, que crois-tu que nous puissions faire ? En outre, dès que l’un de nous cesse de se conduire docilement il est mis au ban de la corporation. Les grands groupes, qui se détestaient la veille, renouent l’alliance sacrée des puissants contre les faibles. Les dissidents sont persécutés, honnis, vilipendés.  Non ! Il n’y a plus de place dans les cieux pour les indépendants. Le temps béni est révolu des anges insouciants qui voletaient à leur guise. Ils pouvaient servir, au gré des circonstances, un bon bougre de dieu débonnaire qui prêchait bonne chair et lente digestion ou un dieu arriviste et avide qui enseignait l’ambition et la richesse. C’était plus vrai, plus drôle, plus tolérant, quelquefois plus féroce mais toujours plus humain. Aujourd’hui, tout est plat, laminé, aseptisé, uniformisé par les directives de décideurs anonymes. Tout est devenu hypocritement angélique et foncièrement démoniaque. C’est pourquoi les peuples qui se prétendent civilisés ne croient plus à rien. Toutes ces complications ont rendu ma tâche trop pénible. Alors, c’est décidé, je démissionne. »

Très inquiet pour sa sauvegarde, Yogant demande

– « Tu ne vas pas m’abandonner ? »

– « Toi non ! et pour deux raisons. La première, parce que je t’aime bien et que je suis attaché à toi.

Tu es bon et honnête ; un client de premier choix pour un gardien.

 La seconde c’est que je ne suis pas fâché du vilain tour que vient de me jouer Cupidon car il t’a fait le plus beau des cadeaux : tu viens de rencontrer la compagne de ta vie. Celle avec qui tout sera doux et facile dans la confiance et la tendresse. »

– « Mokina ? Ce n’est pas possible, nous ne nous connaissons même pas. »

– « Et pourtant…Je n’ai absolument pas le droit de t’informer sur ton avenir mais je tricherai un peu. Avoue-toi que sa seule présence te rend déjà heureux que tu voudrais que Dakar soit à des années-lumière et qu’il te faille toute la vie pour y arriver. Mais le bout du voyage approche. Tu es déjà anxieux, tourmenté, déconcerté. Inconsciemment tu voudrais que la foudre tombe, que la terre tremble et que le monde s’écroule pour rester un moment de plus auprès d’elle. Tu es paniqué à l’idée que dans quelques instants, elle va te quitter. Tu sais que ta vie sera vide et sans but mais tu n’oses pas le lui dire. Tu crains, comme tous les occidentaux, de dévoiler tes sentiments de peur que l’autre ne profite de ton désarroi. Pourtant elle t’aime déjà. Elle te sera dévouée et fidèle. Vous serez délicieusement unis. Elle sera ta femme. »

Yogant sursaute, stupéfiait. Oubliant de continuer la conversation in petto, il s’écrie :

– « Je ne veux absolument pas me marier tout de suite. »

Surprise, Mokina le regarde avec une infinie tendresse et, croyant qu’il s’adresse à elle, lui répond :

– « Tout de suite ? Non bien sûr ! Mais dans un mois, qui sait ? »

Yogant, un peu honteux de s’être emporté se fait gronder par l’ange :

– « Nos conversations sont très confidentielles. Je t’en ai trop dit. Il ne reste plus qu’à déclarer ton amour à Mokina. Pour cela rien de plus simple : tu vois cette gamine au bord de la route ? Devant son étal de bouquets de Roses ? Achète-lui le plus beau et laisses-lui un gros billet parce qu’elle en a bien besoin.

Tu feras ta bonne action quotidienne et d’un seul coup trois heureux : la petite vendeuse, Mokina qui sera enchantée et toi, qui en seras ravi »

– « Crois-tu vraiment que Mokina voudra m’épouser ? »

– « Ne sois pas si impatient ! Elle te l’a dit : dans un mois ! »               

 Saint Martin – Novembre 2008

 

Les poètes glorifient l’amour avec un grand A. Je préfère l’honorer dans un grand lit.    J-P B

 

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