Cette année 5757 du cycle zoroastrien, correspond à l’année 2061 du calendrier grégorien, en voie de désuétude.
Le siège de l’assureur Sheikh Tabrouk Ben Jezikel à Dubaï étale ses façades en granit rose de l’immeuble en gradins qui surplombe l’avenue Sheikh Ziadh.
Chaque pallier est couvert d’une roseraie qui fait l’admiration des plus grands spécialistes.
Prévoyant la raréfaction des ressources pétrolières et dès l’invention du moteur électrolytique à eau en 2057 par l’ingénieur Deligny, Tabrouk avait recyclé ses entreprises dans les services financiers. Son opportunisme et sa facilité d’innovation en avaient fait un solide concurrent des inexpugnables spécialistes helvétiques et de leurs nouveaux concurrents chinois.
A chaque aurore, l’assureur a coutume de faire une visite à ses serres de rosiers. Il hume les parfums, compare les fragrances, dose l’humidité et la température et examine minutieusement ses protégées.
C’est un moment atroce pour Tabyak le chef horticulteur. La moindre tâche sur la moindre feuille pourrait provoquer la colère du maître. Certains prétendaient que l’aïeul de Tabrouk : A. Rachid. Jezikel, grand féru de rosiculture, punissait ses jardiniers des mêmes symptômes que ceux dont pâtissaient ses roses. Une branche morte équivalait à l’amputation d’un bras.
Un rosier desséché présageait une condamnation capitale pour le responsable négligeant qui avait grand intérêt à disparaître sans réclamer ses congés payés.
Heureusement le financier est beaucoup plus magnanime, tout en restant d’une tolérance parcimonieuse.
A son retour au bureau ce matin-là, le sheikh est très préoccupé. Il se fait apporter les statistiques mondiales des assurances de retraites.
Dans de nombreux pays la quantité de centenaires est affolante et ne cesse de croître. Les assureurs ruinés par l’allongement des paiements ne peuvent plus tenir leurs engagements. Certains proposent de retarder à cent ans l’âge des retraites. D’autres estiment cette mesure insuffisante face à la durée moyenne de vie qui menace d’approcher deux siècles.
Le pire est à venir, à cause des politiciens démagogues qui se félicitent de promouvoir les techniques scientifiques et médicales. L’homme pourrait vivre jeune et en bonne santé jusqu’à trois siècles et peut être même le double. Et le bon peuple en demande davantage. Il devient courant que le dernier-né d’un couple soit d’un siècle plus jeune que leur arrière-petit-fils…
Pour arracher aux compétiteurs quelques bulletins de vote, chaque sénateur, député ou maire, promet une vie meilleure et presque éternelle. D’autre part, il est maintenant démontré que les stigmates du temps sont dix fois moins apparents durant les voyages interplanétaires.
Tabrouk a eu l’idée de reprendre, contre indemnisation, tous les contrats de retraites des autres pays. Le risque est colossal. Le sheikh a obtenu aisément satisfaction car tous les assureurs sont ravis de débourser des pactoles afin de se débarrasser de leurs inopportunes obligations.
Notre financier est devenu détenteur d’un énorme trésor de guerre.
Le plan de Tabrouk consiste maintenant à proposer aux retraités centenaires de vivre quelques siècles de plus, tous frais payés, sur une autre planète.
Dans ce monde de fous, peu de sages sont enclins à refuser. Notre assureur fait signer sans difficulté des contrats extravagants, concoctés par une compagnie spécialement structurée.
Son ami américain Harry Cover est chargé de la diriger. Il achète quantité de fusées plus ou moins obsolètes à Cap Canaveral, Kourou, et même à un garagiste du Liechtenstein qui les avait acquises auprès d’une mafia interlope en échange d’un stock de corned-beef provenant de vaches pestiférées.
Jezikel a crée une nouvelle base de lancement dans le désert proche de Jebel Ali. Le trafic devient exponentiel. Chaque journée voit une cohorte de retraités s’envoler pour un monde meilleur. Hélas ! Au bout de quelques mois les parents et surtout les héritiers des honorables voyageurs s’inquiètent de rester sans la moindre nouvelle.
L’assureur lui-même, trouve ce silence fort surprenant. Cover est persuadé que tout se passe pour le mieux et que tous les équipements fonctionnent à merveille. Mais le mutisme des astronautes persiste fort bizarrement.
La foule des mécontents est devenue maintenant envahissante. Le siège de la compagnie est pris d’assaut et devient la proie d’une horde irascible. Pour calmer les esprits Tabrouk décide de faire le voyage à bord d’un vaisseau hyper-rapide qui lui permettra de rattraper les voyageurs. Il espère être de retour dans quelques semaines afin de ne pas compromettre la marche de ses affaires par une absence trop prolongée.
Son engin met le cap exactement dans la même direction que les précédentes expéditions.
Comme ses prédécesseurs, il est irrémédiablement attiré par une minuscule planète après une semaine de voyage.
Dès qu’il a touché le sol, il est accueilli par une foule enthousiaste de braves gens fort amicaux. Ils lui font visiter leur univers qui semble baigner dans un éternel printemps.
Des roses merveilleuses et odorantes s’épanouissent dans les parcs et jardins qui bordent les avenues. L’air tiède est apaisant.
Les maisons prismatiques et transparentes permettent de jouir de tous les charmes de la nature, mais aussi de se reposer en toute intimité grâce à des jeux de lumière. Les autochtones ne se différencient guère des humains que par la couleur de leur peau qui était vert-émeraude, tâchée de pois jaune pâle, ce qui est un signe évident de bonheur et de santé.
Afin de communiquer avec ses hôtes le sheikh se saisit de son dictionnaire Thaïlandais-Wishbouzatouk qui est la langue ancestrale du pays. Il apprend que depuis des décennies les indigènes ne peuvent plus se reproduire entre eux. Il fallait donc que mâles comme femelles puissent s’accoupler avec des éléments extérieurs, sous peine d’une complète dépopulation de leur planète.
Les autorités sidérales ont donc imaginé un environnement magnétique qui contraint tous les engins spatiaux à faire escale chez eux. Mais l’accueil est tellement agréable dans ce monde sans conflit, sans contrainte et sans haine que tous les visiteurs charmés par cette ambiance délicieuse n’envisagent plus de repartir. Ils contribuent généreusement au repeuplement espéré. Très légitimement, ils souhaitent voir leur descendance prospérer.
C’est ainsi que Tabrouk est aujourd’hui le premier d’une longue lignée de financiers à abandonner ses idoles terrestres pour un paradis dont il se garde de communiquer la position planétaire malgré les appels réitérés des Terriens.
Ses associés de la planète Terre continuent dans leur folie à confondre bonheur et puissance.
Dubaï – Mars 1995
L’Avenir est écrit partout pour celui qui sait lire les visages des foules, le regard de joie ou de tristesse de l’animal, les stigmates de la nature. Rien n’échappe du futur à celui qui sait percevoir l’odeur de la terre, les vibrations des âmes, le poids des souffrances, les remerciements excessifs ou les hurlements silencieux de l’opprimé.
J-PB