Lorsque Don Cubino pénétra en habit chamarré sur la Plaza Mayor d’Ainsa, les yeux de Gozila pétillèrent d’allégresse et de fierté. La fille de l’Alcade (le maire) était sûre que son champion enverrait vite son concurrent mordre la poussière. Pourtant son héros n’avait ni la haute taille, ni l’impressionnante musculature de gladiateur de son rival de noble lignée. Toutefois, sa réputation de courage et de ruse en faisait un adversaire redoutable et déterminé.
Don Gurano, l’Alcade, voyait d’un mauvais œil l’intérêt que portait sa fille à ce cadet de petite famille rurale. Dans une société où les biens se transmettaient par primogéniture, le jeune homme n’avait aucune chance d’accéder à l’aisance en dehors de laquelle, une fille bien-née ne pourrait vivre décemment. Mais Gozila, embrasée par la vitalité de ses vingt ans se languissait de la proche victoire qui donnerait le courage à Cubino de venir demander sa main.
Bien sûr, son père refuserait mais elle avait suffisamment de caractère pour lui opposer sa détermination. Elle ne doutait pas de le faire céder. Le plus difficile serait de le convaincre de la doter généreusement, afin de lui permettre de tenir son rang en compagnie de celui qu’il traitait de va-nu-pieds.
Sans être d’une étincelante beauté, la jeune fille avait une magnifique prestance que rehaussait la superbe de ses splendides atours. Elle ne doutait ni de son charme, ni de son pouvoir séducteur.
Cubino se battit avec la force du lion, la souplesse du tigre et la ruse du renard. Son adversaire le terrassa aisément dix fois. Tout comme le Phénix, le jeune lutteur écrasé et pantelant se relevait et rendait deux coups pour un. Bientôt le colosse se mit à souffler, puis à peiner, puis à chanceler avant que l’estocade finale ne le clouât au sol. Alors la foule, ravie de la victoire de son idole, se leva pour une longue ovation dix fois renouvelée. Une adorable gamine, vêtue d’une robe de mousseline vint lui apporter le bouquet du vainqueur.
Comme il était d’usage, Cubino le prit afin de le déposer aux pieds de la dame de son cœur. Mais, contre toute attente, le vainqueur tourna le dos à la tribune officielle et se dirigea droit vers l’enclos réservé au petit peuple. Il s’agenouilla devant une sauvageonne d’une arrogante beauté et déposa à ses pieds la gerbe de roses.
Les regards étonnés et admiratifs convergèrent vers la silhouette élancée et fière de la gitane. Sa chevelure d’un roux flamboyant coulait en cascade sur ses épaules cuivrées. Son visage angélique et rayonnant exprimait à la fois l’innocence de ses seize ans et la volonté farouche de sa race. Un caraco brodé moulait son buste harmonieux. De sa taille gracile s’épanouissait la délicieuse corolle d’un entrelacs de jupes.
Le champion effleura de ses lèvres le bas de l’habit puis se relevant remit le bouquet à la gitane.
-« Lorkida c’est pour toi que j’ai gagné ! Je jure sur le Christ, qu’avec toi, je gagnerai toujours ».
La bohémienne reçut la gerbe de roses avec la grâce et la dignité d’une reine.
La foule se mit à hurler : « un beso ! un beso ! ». Le vainqueur, tout ému, s’approcha.
Il prit l’adolescente dans ses bras et déposa un tendre baiser sur la pourpre charnue des ses lèvres tandis que le peuple hurlait d’enthousiasme.
Gozila ressentit les applaudissements populaires comme une myriade de coups de poignards. Elle perçut jusqu’aux os l’atrocité de l’humiliation que lui valait le triomphe de cette rivale inconnue. Elle se sentait affreusement trahie par le modeste hobereau. Sous des dehors courtois et humbles, il avait toujours feint de ne pas percevoir le grand intérêt qu’elle lui témoignait. Ulcérée, le cœur fielleux, le désespoir vengeur, elle quitta brusquement la tribune. Elle se promit de réduire en poussières les projets et la vie du traître.
Une bande de musiciens s’approcha de la gitane dont le sang impétueux ne put résister à la musique saccadée et lascive d’un flamenco. Elle s’élança dans un tourbillon de jupes avec tant de grâce et de légèreté qu’elle semblait ne plus toucher le sol. Ravis par son charme et sa beauté, tous les spectateurs se mirent à battre des mains frénétiquement et la danse continua jusqu’à épuisement.
Alors, le vainqueur prit doucement par la main la toute gracieuse Lorkida. Puis il se dirigea vers le campement des nomades à l’extérieur des remparts au-delà des arcades qui bordaient la place. Les visages farouches et fermés des hommes de la tribu ne témoignaient guère d’aménité, tandis que les regards féminins exprimaient sympathie et soulagement.
Si Cubino n’avait pas été obnubilé par son bonheur, il aurait perçu que son triomphe contrariait les espoirs de nombreux prétendants prêts à jouer du couteau pour l’amour de la danseuse. Par contre, bien des gitanes aux yeux vengeurs reprenaient confiance à l’idée qu’une rivale aussi dangereuse allait disparaître des fantasmes de leurs prétendants.
Car depuis bientôt deux ans, tous les soupirants vivaient dans l’espoir d’être l’élu de Lorkida. Plus aucun ne voulait s’engager auprès d’une promise.
Don Fanito, le chef du campement, affichait un visage aux traits burinés, encore plus marqués par une intense réflexion. D’une part il serait difficile de convaincre sa troupe d’admettre un étranger voué à la vindicte du clan. D’autre part la beauté de la jouvencelle commençait à créer trop de jalousies et de discordes chez les mâles. Il convenait donc de la marier au plus tôt. L’usage était de s’en remettre à un vote. Mais il savait qu’aucun prétendant n’accepterait sagement de renoncer à sa chance. Il préféra appeler la voyante de la troupe. Elle plaça sa boule de cristal sur un guéridon revêtu d’une nappe noire. Accentuant par ses simagrées son profil de sorcière, elle se livra à d’extravagantes incantations.
Alors, chacun put voir distinctement dans le globe de verre les silhouettes de Cubino et de Lorkida en habits de noces.
Rassuré, le vieux chef déclara :
-« Approchez mes enfants, que je vous unisse à jamais par le sang. »
Muni d’un stylet, il pratiqua une entaille dans les poignets des deux jeunes gens, puis mêla leur sang sous les applaudissements des femmes bientôt suivis, à contrecœur, de ceux des mâles. La décision du chef suprême les contraignait à renoncer à jamais à tout espoir.
Enfin Don Fanito donna l’ordre d’organiser un festin et de préparer la couche nuptiale.
Cependant Tulino, le frère aîné de Cubino, vint faire rapport à son père Calimato Sanchez, de l’étrange cérémonie à laquelle s’était livré son cadet. Le chef de famille en fut très courroucé à la grande satisfaction de son premier fils.
D’un caractère médiocre et sournois, les goûts de Tulino le portaient davantage vers les plaisirs futiles.
La vie laborieuse de la ferme le rebutait. Sans l’avouer, il attendait le moment où, en qualité de fils aîné, il serait l’unique héritier des vies de labeur de ses ancêtres, pour affirmer ses passions. Il s’empresserait de vendre les biens paternels pour mener une vie oisive dans quelque grande ville.
Quoique favorisé par le sort il vouait, sous des dehors fraternels, une haine sourde à son puîné. Les qualités de droiture, de courage, d’endurance à la tâche de son frère l’horripilaient.
Il était jaloux de l’intérêt évident que lui avait manifesté la fille de l’Alcalde. Il aurait bien aimé la séduire, plus pour sa dot que par amour. Il fut donc ravi de la colère que son père manifesta envers son cadet.
Aussi le lendemain, lorsque Cubino voulut présenter à son père Lorkida, qu’il désirait légalement épouser, le vieux Sanchez chassa brutalement son enfant. Il lui enjoignit d’aller garder les troupeaux à l’estive dans la montagne de Torla. Humilié et désemparé le jeune homme fit un détour par le camp des gitans afin d’exhorter à la patience sa jeune épouse en larmes.
Pendant que Cubino se rendait aux alpages par pure obéissance filiale, son frère allait voir Gozila pour lui conter avec indignation le déshonneur dans lequel était plongé sa famille.
La jeune fille comprit aussitôt qu’elle tenait en Tulino l’instrument de sa vengeance. Faisant bonne mine au félon qu’elle méprisait, elle conçut un plan machiavélique.
-« Dans peu de jours ton frère voudra retrouver sa sorcière. Tu inventeras alors un prétexte pour convaincre l’unique berger de l’estive de retourner à la ferme.
Tu feras mine de le remplacer et tu abandonneras le troupeau aux loups. Cette fois ton père chassera définitivement ton cadet et en fera un paria ».
Le plan était excellent. Le jeune époux ne put résister plus d’une semaine à l’impérieux besoin d’aller embrasser Lorkida. Après une nouvelle nuit de noces, au lieu de retourner à la montagne, il fit prendre à son cheval le chemin de la ferme paternelle bien décidé à faire accepter sa jeune épouse.
Le berger l’y avait précédé comme prévu. Aussitôt informé le maître, furibond, était déjà parti vers les alpages.
Cubino se mit sur les traces du patriarche à bride abattue. Lorsqu’il retrouva le troupeau, le spectacle relevait de la désolation. Les bêtes égorgées gisaient ça et là. Les autres s’étaient mutuellement piétinées dans la panique ou s’étaient précipitées dans des crevasses. Soudain, un hurlement de terreur et des appels au secours glacèrent d’effroi le jeune homme. Il accourut et vit son père aux prises avec un ours tandis que le corps du berger, lacéré par les griffes de l’animal, gisait lamentablement.
Avec son seul couteau Cubino s’attaqua furieusement à la bête et finit par la saigner. Puis, il pansa son père et porta secours au berger. Le pâtre n’eut que le temps de confesser la félonie à laquelle il avait été mêlé.
La nuit était noire lorsqu’enfin Cubino rejoignit le bourg d’Ainsa avec le corps pantelant de son père en travers du cheval.
Les protestations filiales de Tulino ne purent convaincre le vieux Calimato de l’innocence de son héritier. Sa méfiance s’enfla, alimentée par les confidences de ceux que l’événement avait scandalisés.
Se sentant diminué et craignant une récidive, le chef de famille prit la décision, rarissime en cette contrée, de déshériter son aîné au profit du cadet qui lui avait sauvé la vie. Il accepta le projet de mariage de Cubino. Quelques semaines plus tard, la foule en liesse assistait à la bénédiction nuptiale des deux amoureux en l’Eglise Santa Maria.
Quant à l’Alcade, il était ravi de savoir que sa fille avait échappé à l’emprise du hobereau. Mais Gozila, rongée par le dépit, entendait plus que jamais se venger de l’affront. Quant à Tulino, qui avait été évincé de l’héritage tant convoité, il fulminait de rage. Les deux félons ne manquèrent pas de faire alliance pour assouvir leurs rancœurs.
Le vieux Clémato Sanchez, diminué par ses blessures laissa à son fils cadet le soin de diriger la ferme. Cubino fit preuve d’une grande énergie et d’une sage intelligence. Il s’affairait du levant au ponant pour labourer, tailler, sarcler. Il soignait sans répit les animaux, réparait le matériel, restaurait les bâtisses. Tant de tâches le submergeaient. A l’époque des semailles il avait pris quelque retard sur ses voisins dont les blés étaient déjà sortis de terre. C’est alors qu’une épouvantable tempête de grêle, de vent et de pluie s’abattit sur la contrée.
Personne n’avait vu un pareil cataclysme.
Bêtes, gens et cultures furent emportés par les éléments furieux. Bien des maisons furent détruites. Mais la ferme des Sanchez ne subit que le moindre mal.
A la décrue Cubino put semer ses champs qui prospérèrent et donnèrent une abondante moisson. Ses voisins, dénués de semences, ne purent replanter à temps et souffrirent de la disette. Le fils Sanchez aida généreusement les plus démunis.
La pénurie et la jalousie aidant, certains accusèrent Lorkida d’avoir eu recours à la magie des gitans pour déclencher la tornade qui les avait ruinés.
Rendu plus vindicatif par le succès de son frère, Tulino se rapprocha de Gozila. Fébrile de rancœur et d’impatience, elle dénonça comme sorciers à la Santa Inquisicion, les deux nouveaux mariés trop chanceux pour ne pas avoir bénéficié de la protection du diable.
La milice épiscopale se saisit de la jeune épouse, l’enferma dans une solide caisse dument cadenassée pour la transporter vers les geôles de l’Evêque de Huesca. Chemin faisant, une horde de gitans s’abattit sur le convoi puis disparut en quelques secondes.
Surpris de s’en tirer sans coup férir, les argousins purent convoyer à bon port leur fardeau, sans autre encombre.
A l’arrivée, la lourde cage fut déchargée et le cadenas ouvert. Un énorme chat noir aux yeux incandescents en sortit en hurlant et bavant. Il sautait, grimpait, griffait, affolait soldats et badauds. Enfin il disparut dans un nuage de poussières.
L’Evêque fut convaincu qu’un pacte démoniaque liait Cubino à sa sorcière d’épouse. Il ordonna de le faire aussitôt arrêter, conduire au cachot, de le torturer et de le condamner.
A cette bonne et juste sentence, la population trépigna de joie et se mit à danser et à boire. Nul ne versa la moindre larme pour le héros qui les avait émerveillés, pour celui qui avait eu le courage de terrasser l’ours ou la générosité de nourrir ses compatriotes affamés. Le spectre du diable occultait tout jugement. Il convenait de rendre louanges au Ciel et à la vigilance des soldats du Pape.
La peur viscérale et confuse des peuples pour des dangers imaginaires a toujours permis aux puissants d’usurper richesses, droits et privilèges en échange de protections illusoires envers leurs concitoyens.
Mais le démon continua à réserver ses maléfices à la commune d’Ainsa. En plein été, une épidémie vint frapper les humbles comme les puissants et beaucoup périrent dans d’atroces souffrances. Avec les premières pluies de septembre le mal cessa. Les dons affluèrent aux églises dont les murs se couvrirent d’ex-voto. Cette pratique n’était guère logique, car jamais les Eglises n’ont remboursé les fidèles dont les vœux n’étaient pas exaucés.
Alors que tous étaient sauvés, le mal mystérieux frappa la fille de l’Alcade. En quelques semaines sa superbe jeunesse fit place à un spectre décharné. Son visage altier se couvrit de pustules. Les crevasses purulentes empestaient l’atmosphère de sa chambre. Sa superbe chevelure n’était plus que tignasse blanchie et clairsemée.
Cependant, sur la Plaza Mayor, le bourreau dressait la roue et le bûcher. Il s’affairait aux préparatifs de l’exécution du condamné qui devait être roué, pendu et brûlé le lendemain. Ainsi le sort en avait voulu. Celle qui était cause du trépas de l’homme qui l’avait dédaignée, devait mourir le même jour que lui.
A sa dernière extrémité, Gozila fit appeler le moine Don Capiro qui devait assister l’infortuné Cubino à ses ultimes moments. Le pauvre homme non seulement reçut l’horrible confession des manigances de la mourante, mais dut lui jurer de tout faire pour sauver et réhabiliter le malheureux. En sortant de la demeure de l’Alcade, le religieux sentit sur ses épaules tout le poids du monde. Comment un pauvre serviteur de l’Eglise pourrait, en quelques heures, obtenir des autorités la décision rarissime d’annuler un jugement pris au nom du Dieu unique et tout- puissant ? L’Evêque ne le recevrait même pas. Il faudrait des mois pour contacter le Pape. Don Capiro s’en voulait d’avoir fait, sous serment, une promesse impossible à tenir.
Désespéré, il se réfugia pour prier dans sa chapelle, mais aucune étincelle divine ne se manifesta. Epuisé, il s’endormit sur son prie-dieu. Il fit un rêve étrange. Un moine enfilait un autre habit sur son vêtement de bure. Vêtu de cet accoutrement il s’élançait vers la muraille d’une forteresse qu’il grimpait avec l’agilité d’un singe.
Don Capiro se réveilla subitement et partit à grands pas vers sa cellule. Il revêtit une deuxième robe sur la première, prit son évangile et ses objets de culte et courut à la prison.
Le gardien ne fit aucune difficulté pour le conduire vers le cachot du condamné afin que le moine puisse lui dispenser les ultimes secours de la religion. Les gardes s’inclinèrent respectueusement lorsqu’à l’aube, Cubino Capiro emmitouflé dans un habit de moine, franchit la lourde porte qui donnait sur la rue fouettée par le vent glacé de l’hiver.
Lorsque le lendemain, le bourreau voulut conduire le prisonnier au supplice, il trouva la cellule vide à l’exception du pauvre Capiro tremblant de peur dans un coin.
-« Oui, dit-il, cet homme est bien le suppôt du diable. Comme je lui promettais, contre repentir, indulgence et liberté dans l’autre monde, il se mit à éclater d’un rire sardonique et me hurla :
Je n’ai nul besoin de ta liberté car je suis libre d’aller à mon gré. Puis, à ma plus grande stupéfaction, il se lança vers la muraille qu’il traversa comme s’il se fut agi d’une simple haie de roseaux ».
Trois jours plus tard, Cubino, toujours vêtu d’une robe de moine, et Lorkida escortés par le peuple gitan arrivaient à la Coruña d’où ils s’embarquèrent pour le Nouveau Monde. Mais cela nul ne le sut jamais à Ainsa, si ce n’est le pauvre moine qui avait sauvé Cubino en lui donnant sa propre robe. Un jour un messager lui apprit qu’il était le parrain des petits Capiro et Tomina, les enfants de ses anciens paroissiens.
A Ainsa, il ne resta rien de cette épopée, qu’une gerbe de roses fanées qu’une main inconnue avait déposée sur le caveau de Gozila.
Ainsi son ultime cri d’amour envers celui qu’elle avait persécuté lui valut rédemption. Ses mânes furent honorés par le modeste bouquet que le destin lui avait un moment refusé.
Bielsa – Août 2001
Lorsque ton pays sombre dans la folie de l’arbitraire et de l’intransigeance, fuis-le afin d’être libre pour combattre l’ignominie.
J-P B
Lorsque trop de lois régissent le droit à la liberté, l’arbitraire progresse sournoisement.
J-P B