23. Les roses de Barbados

Le fils puîné du marquis de Kerloguen n’était pas un personnage très fréquentable. Querelleur, débauché, joueur, dépensier, braillard et jouisseur, il aurait pu faire, comme ses cousins, un excellent cadet du Roy. Mais il était dramatiquement dépourvu des principales vertus nécessaires à cette charge : l’intrépidité et le courage. Car à toutes ces contestables qualités il ajoutait une prudence excessive fort proche de la couardise. Bretteur médiocre, Sigolan de Kerloguen préférait rester en réserve dans les combats, tout en étant celui qui hurlait le plus fort pendant et surtout après la bataille. Sa vantardise et sa faconde faisaient illusion non seulement auprès des dames facilement émerveillées par l’héroïsme de ses hypothétiques exploits, mais aussi auprès de ses amis de hasard.

Fatigué des frasques et des dettes de son incorrigible rejeton, le marquis avait fini par obtenir du Roy une lettre de cachet. Il espérait que la méditation dans la solitude du cachot serait propice à la réflexion et à la  rédemption  de son médiocre descendant.

Averti des projets paternels, le fils prodigue jugea prudent de prendre une fuite salutaire avant l’arrivée des argousins. Il échoua, sans un sol vaillant, dans une sinistre taverne de Saint Malo. Ne pouvant payer ni gîte ni couvert, l’aubergiste le fit recruter par un lieutenant du pirate Nau l’Olonnais afin de se rembourser de son écot.

La conception du commerce maritime de son patron se bornait à vendre des marchandises qu’il avait oublié d’acheter.

Les galions espagnols étaient d’excellents pourvoyeurs mais fort récalcitrants à toute collaboration altruiste. Il fallait vaincre leur fâcheux égoïsme à ne rien vouloir partager des prodigieuses richesses du nouveau monde.

Sigolan embarqua sur une goélette branlante qui arborait au gré des circonstances et des vents, les pavillons les plus divers. Après d’interminables journées en mer, la vigie du  bord annonça un navire ibérique, puissamment armé et trente fois plus volumineux que leur pitoyable esquif. Les pirates décidèrent l’abordage du vaisseau convoité.

Don Gurasco de Patacras y Patason, le vaillant amiral de Sa Majesté Ibérique gouvernait la manœuvre. Il n’était pas homme à s’en laisser conter par un ramassis de forbans. Après quelques bordées, les pirates furent contraints d’abandonner leur barcasse en flammes et de patauger lamentablement en haute mer sous les quolibets des Espagnols.

Doritela, la nièce du maître à bord, regardait les vaincus qui cherchaient à s’accrocher au flanc du galion en hurlant au secours. Les vainqueurs les repoussaient sauvagement à l’aide de perches et se réjouissaient de l’approche des requins. La jeune fille demanda :

-« Croyez-vous, mon oncle, qu’il soit digne d’un bon chrétien de laisser ces pauvres hères se noyer en riant de leurs souffrances ? ».

-« Certes  pas, ma nièce, mais ces gredins n’ont que le sort qu’ils méritent. »

-« Ne m’avez-vous pas appris qu’il fallait pardonner les offenses et tendre la main à son ennemi en détresse. »

-« Bien évidemment. Mais je ne puis me laisser envahir d’une coupable sensiblerie pour ces bandits qui ont causé tant de tourments à mes hommes. Mon pardon serait une injure à leur égard. »

Doritela ne cessa de tourmenter l’amiral pour obtenir le pardon de ceux qui l’avaient offensé. Lassé par l’insistance de la quémandeuse il finit par rétorquer :

-« C’est rigoureusement impossible. Ces gredins chercheraient à prendre leur revanche. Ils mettraient nos vies et notre bâtiment en danger.

Il faudrait alors les exécuter de notre main. Laissons faire la mer. Elle les engloutira bientôt ou les épargnera. Ne te préoccupes donc point de leur sort. »

-« C’est monstrueux » s’insurgea sa nièce,  « c’est de la barbarie. Ces hommes méritent le bagne mais Dieu seul peut disposer de leur vie. Ils ne sont qu’une vingtaine tandis que notre équipage comporte plus de deux cents hommes. Ils ne peuvent donc nous faire courir le moindre danger. »

L’amiral n’avait jamais failli à sa réputation de courage et de détermination. Mais la jeune fille dispensait tant de fraîcheur et de grâce qu’il était subjugué par son charme. Sa passagère revint à la charge.

-« Je mourrai de honte. »

Don Gurasco n’était pas préparé à subir la moindre contestation de ses ordres. Lassé de lutter contre les objections continues de sa passagère il eut l’imprudence de répondre :

-« C’est bien je vais leur envoyer une chaloupe. »

Doritela lui sauta au cou et l’embrassa avec effusion.

Il perdit l’équilibre, ferma les yeux et comprit qu’il avait cédé à la jeune fille par sensiblerie.

Il voulut se raviser mais un Patacras ne pouvait revenir sur sa parole. Il donna l’ordre de repêcher les forbans.

En mettant les pieds sur le vaisseau salvateur, Sigolan de Kerloguen fit la révérence à l’amiral avec la grâce d’un courtisan de Versailles. Il lui déclara avec un aplomb qui laissa ses coéquipiers médusés :

-« Je suis le marquis de Kerloguen. Je vous suis infiniment gré pour votre grande bonté. Je me rendais aux Amériques avec quelques uns de mes gens pour exploiter mes nouveaux domaines. Hélas, mon capitaine a trahi ma confiance. Il m’a tenu aux arrêts tandis qu’il entraînait la moitié de mes pauvres compagnons dans une ignominieuse aventure. Puis il m’a abandonné dans cette immonde barcasse. Mais, grâce à vous le sort m’est favorable. Me voilà libéré de ce vaurien que l’onde a englouti. Je sollicite votre bienveillante hospitalité et le pardon pour mes brebis égarées dont je me porte garant auprès de Monseigneur. »

Abasourdi par l’excessif bagout de l’apprenti-pirate, l’amiral s’apprêtait à lui poser les questions d’usage. Mais Doritela, subjuguée par la prestance du naufragé, crut devancer les ordres de son oncle et répondit à Kerloguen :

-« Monseigneur, c’est un grand honneur d’accueillir à notre bord un gentilhomme de si haute lignée. Vous serez donc conduit à la cabine réservée aux hôtes de marque.  Votre parole de gentilhomme français est un gage plus que suffisant pour augurer de l’irréprochable conduite à venir de vos gens. Soyez tous les bienvenus puisque la miséricorde de Dieu vous a fait monter à notre bord. »

Avant que Don Patacras ne put intervenir pour mettre un terme à cette délirante générosité, des vivats d’allégresse saluèrent cette magnanime proposition. Profitant du tumulte, De Kerloguen se mit aussitôt à haranguer sa bande de truands éberlués.

-« Ecoutez-moi misérables ! En mettant pied sur cette nef bénie je m’étais juré d’exiger pour vous tous la pire des sentences et de vous voir tous pendus à la grande vergue. Mais je ne puis m’opposer à la clémence de mes hôtes. Je vous exhorte à la mériter.

Je vous assure que le premier qui faillira à son devoir sera jeté aux requins ».

Les jours suivants les patibulaires équipiers de Sigolan firent preuve d’un parfait dévouement et d’une stricte discipline. Sous la direction du marquis ils se chargèrent avec brio de l’entretien du navire. Du levant au ponant, ils briquaient les ponts, tressaient les cordages, rapiécaient les voiles sous l’œil admiratif des marins espagnols qui goûtaient enfin les délices d’un repos imprévu. Mais le plus apprécié était le cuistot. Formé dans les cuisines d’un pair du royaume de France, le fieffé coquin avait été chassé de son poste éminent à cause de ses chapardages endémiques. Il surprit l’amiral par son art d’accommoder de vulgaires comestibles en délicieux festins. Son savoir-faire eut raison de la méfiance et des réticences de tous les Espagnols.

Tout l’équipage du galion succomba avec plaisir aux attentions chaleureuses d’hôtes aussi serviables. Après une dizaine de jours de navigation le navire approchait de l’équateur. Le marquis proposa d’organiser une fête. Doritela le supplia de lui apprendre à danser le menuet avec la grâce des courtisans de Versailles. Sigolan se garda bien d’avouer que son rang modeste ne lui avait jamais permis d’approcher la cour de France et encore moins d’y pratiquer la plus gracieuse des danses.

Tout ceci ne l’empêcha nullement de se parer des capacités d’un maître de ballet.

La fête fut somptueuse. Le marquis fut déguisé en Neptune. Ses facéties et celles de ses acolytes mirent en joie tous les marins.

Les musiciens firent de leur mieux, le festin pantagruélique fut arrosé de tout ce que les barriques du bord pouvaient contenir. Grisée par l’ambiance festive et la moiteur lascive, Doña Doritela accepta toute émue, un furtif baiser de son soupirant. A la fin de cette mémorable journée, l’amiral repu, la tête lourde des vapeurs des vins, se retira dans le gaillard arrière du navire et s’endormit pesamment. Le reste des hommes de l’équipage qui avait abondamment sacrifié à Bacchus, en fit autant.

Nombre d’entre eux, incapables de marcher sur leurs jambes, étaient obligeamment accompagnés dans leurs quartiers par les équipiers du marquis qui se retiraient discrètement… après avoir soigneusement verrouillé les portes. A son réveil l’amiral eut la douloureuse surprise de constater que les gredins de Français s’étaient emparés de son navire sans coup férir.

Pour comble d’ignominie, sa propre nièce se prélassait voluptueusement dans sa couche avec son ignoble ravisseur. Devenu maître du navire, le marquis décida de rebrousser chemin et mit le cap sur Antigua. Il fit décharger la précieuse cargaison de son hôte, en tira une fortune qu’il partagea avec ses compagnons. Avant de disparaître à jamais, Kerloguen vint fort civilement libérer l’amiral et son équipage. Il complimenta avec effusion Don Patacras pour la sublime beauté de sa nièce et l’assura qu’il s’emploierait à nantir la haute lignée de l’Espagnol d’une nombreuse descendance. Quelques semaines après le curé de Barbados célébrait en privé les noces du Señor Barusco, honorable commerçant nouvellement installé dans l’île avec Mukinel Lopez.

Hélas ! Après quelques courtes années de bonheur, le marquis, repris par ses démons de lucre et d’aventures, repartit pour une équipée dont il ne revint jamais.

Aujourd’hui, si vous grimpez tout en haut de la colline qui domine la baie de Barbados, vous sentirez votre visage fouetté par l’appel du vent du large.

Vous serez peut-être moins sévère pour l’infortuné Sigolan dont la pauvre Doritela attendit longtemps son retour. Recueillez-vous un instant sur la large dalle sur laquelle est gravée l’inscription presque effacée par le temps :

-« C’est dans cette île que la rose espagnole s’est soudainement épanouie dans l’amour puis s’est lentement flétrie dans l’oubli ».

Saint Martin – Avril 1997

 

 

L’Avare ne peut avoir d’autres vices, car pour les satisfaire il lui faudrait engager de cruelles dépenses.

C’est pourquoi son vice majeur est le solide garant de ses maigres vertus.

J-P B

 

 

 

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