-« Fais-moi plaisir Markino, offre-moi un bouquet de roses » supplia Ginula.
Elle montrait la marchande de la piazza del Duomo qui, derrière son étal de fleurs, observait le couple.
-« C’est ridicule, contesta Markino. Je ne vais pas payer quelques roses à un prix extravagant alors qu’il en pousse à foison dans le jardin de ta villa à Turbigo. J’aimerais mieux que nous allions nous régaler d’une énorme pizza « quattro stagione » et d’un bon Chianti chez Gennaio dans la Galleria ».
-« Markino, je préfère une fleur offerte par toi que toutes les roses de mon jardin ».
-« Tu es « una capriciosa » ».
-« Je t’en supplie, fais-moi plaisir » insista Ginula.
-« Tu es fantasque et têtue » répondit Markino qui avait le double don d’être mufle et charmant.
Il fouilla dans ses poches et remit à la vendeuse la moitié du prix affiché. Elle refusa tout net et proféra quelques paroles d’indignation devant l’immonde avarice de son chaland. Elle insulta copieusement la Madone et la kyrielle de saints qui trônaient à quelques pas de là, dans la cathédrale du Duomo.
Markino fit mine de reprendre son argent. La fleuriste se ravisa. Elle craignait de perdre son client et était émue par la déception de sa compagne. Elle tendit le bouquet au garçon en disant :
-« Ce n’est pas pour toi que j’accepte mais pour l’ange qui t’accompagne. Dieu la bénisse car tu ne la mérites pas ».
Puis elle récita une litanie de louanges à l’adresse des mêmes saints qu’elle venait d’offenser gravement. Ils ne devaient pas être rancuniers car tout le monde parut satisfait et heureux.
A l’automne suivant Ginula convainquit Markino de venir faire la connaissance de sa famille. Les frênes et les peupliers de la villa de Turbigo s’étaient parés de leur fauve livrée. Les cynorhodons couronnaient les tiges des rosiers déjà dévêtus de leurs feuillages. Les nappes de brouillard voilaient la campagne et les maisons.
Ginula faisait des projets de mariage que Markino ne partageait guère. Il voulait continuer sa vie d’aventures et ne se sentait pas mûr pour un destin matrimonial.
Il évita de s’engager devant les parents de la jeune fille. Mais elle, toute à ses rêves, n’y prit garde. Elle l’invita à découvrir sa chambre. Elle déballa le trousseau qu’elle avait amoureusement amassé pièce par pièce.
Elle ne cessait de jacasser devant chaque objet.
-« Avec cette parure assortie à ces serviettes, je pourrai essuyer, à la sortie du bain, la toison de tes pectoraux pour y déposer un long baiser. Dans ces draps que j’ai brodés à nos initiales, nous passerons des journées voluptueuses et des nuits de folie. Dans ces tasses de porcelaine, je te servirai des chocolats onctueux, rehaussés de cannelle pour que tu puisses reprendre tes forces. Voilà les pantoufles décorées de mes mains dont je viendrai te chausser quand tu passeras la porte de notre nid d’amour ».
Ginula n’en finissait pas d’enluminer ses projets pour chaque cuillère, chaque ustensile, pour le moindre mouchoir.
Elle s’inventait des fables ponctuées d’amour, de tendresse et d’une touchante naïveté. Toute joyeuse elle demanda :
-« Que penses-tu des emplettes qui garniront notre chambre ?».
Markino, renfrogné, se sentait pris au piège. Son côté mufle ne lui était d’aucun secours en ce pathétique instant. Gêné, il ne trouvait aucun prétexte pour se démarquer de ces projets idylliques. Son regard morne fit le tour de la chambre où s’amoncelaient des centaines d’objets fétiches. Il vit alors des herbes desséchées et poussiéreuses qui pendaient lamentablement d’un vase.
Bougon, il se décida à répondre en montrant le pot :
-« Je pense que tu devrais aussi faire le ménage de la chambre ».
Le visage joyeux de sa fiancée refléta tout à coup l’extrême tristesse d’une douloureuse stupéfaction.
-« Mais … Tu ne les reconnais pas ? Ce n’est pas possible ! » dit-elle.
-« Je n’ai jamais vu ces déchets. Que veux-tu que je reconnaisse ? » demanda Markino agressif.
-« Mais les roses que tu m’as offertes au printemps » dit Ginula qui s’effondra en larmes.
Vexé par son énorme bévue, le jeune soupirant essaya de consoler sa romantique fiancée. Malgré sa déception la jeune fille ne lui tint nulle rigueur et continua à le revoir avec tendresse et passion.
Mais Markino était maintenant trop mal à l’aise. Il avait épuisé tous les prétextes pour esquiver le mariage. Alors il accepta, pour ses débuts d’architecte, un emploi au Nicaragua. Il transmit une courte lettre de rupture à son amie et se garda bien de lui donner la moindre adresse.
Deux ans après il revint à Milan. Il fut à la fois triste et soulagé d’apprendre que Ginula avait décidé de mettre ses connaissances de médecine au service de peuples déshérités. Quelques années passèrent. Avec l’expérience le jeune aventurier avait mûri. Sa situation s’était affermie. Il était maintenant l’associé de son patron dont il avait épousé la fille.
Il remplissait à merveille sa fonction sociale. Il était devenu une bête de travail, courant sans répit d’un chantier à l’autre. Il accroissait la meute de ses collaborateurs et générant d’énormes profits qui s’évanouissaient en gadgets, dispendieux et futiles, au bon plaisir de son épouse. Il engraissait l’incontrôlable budget de l’Etat par de lourds prélèvements fiscaux que des spécialistes de la fraude et des subventions canalisaient à leur avantage.
C’est alors qu’un banal accident de ski l’immobilisa quelques semaines. Pour la première fois depuis vingt ans il eut le loisir de réfléchir à sa vie. Non ! sa femme ne l’aimait guère. Sa surcharge professionnelle ne lui avait pas permis d’avoir les longues heures de contacts et la sérénité nécessaires pour conquérir la confiance de ses deux fils. Il vivait dans une famille d’étrangers.
Déprimé, il ne put reprendre son travail. Muré dans sa tristesse, l’indifférence des siens lui devint odieuse. Il voulut fuir.
Le charme naïf, l’immense bonté, l’altruisme, la fraîcheur de Ginula lui revenaient à l’esprit. Il était désespéré d’avoir dédaigné la plus belle chance de sa vie. Il se remémorait l’avertissement prophétique de la vendeuse de roses de la piazza del Duomo :
– « Tu ne la mérites pas ».
Alors il se mit à rechercher la tendre fiancée de ses jeunes années.
Quand il put la joindre au téléphone, elle lui conta longuement sa vie de dévouement auprès des peuplades décimées par les épidémies. Son vœu le plus cher était de leur offrir un hôpital. Malheureusement son héritage familial et la villa de Turbigo avaient fondu pour soulager bien des misères.
Markino proposa :
-« Je peux faire les plans de l’hôpital et peut-être trouver quelqu’argent pour le construire. Si tu le souhaites je viendrai te voir ».
-« Ce serait pour moi un immense plaisir ».
-« Tu es trop gentille. Mais tu dois m’en vouloir de t’avoir abandonnée voici vingt ans ».
-« Absolument pas. J’ai toujours pensé que c’était de ma faute et que je n’avais pas su te retenir ».
-« Tu es une sainte. Je m’organise et je viens te rejoindre ».
Tout à coup Markino se sentit revivre. En quelques semaines il termina son dossier d’architecture et réunit quelques fonds pour démarrer la construction du dispensaire. Puis il s’envola plein d’espoir vers sa nouvelle destinée. Lorsqu’il arriva auprès de Ginula, elle était étendue sur un méchant lit dans l’hospice qu’elle avait créé. Décharnée, épuisée, elle devait succomber quelques jours après sous le coup d’une de ces épidémies contre lesquelles elle avait lutté pendant des années.
Elle serrait contre sa poitrine le bouquet de roses fanées qu’elle n’avait jamais oublié. Puis elle embrassa Markino une dernière fois. Il lui promit de construire l’hôpital.
Cette fois Markino ne choisit pas de s’enfuir et fit face à son destin.
Saborga – Mai 1997
L’homme garde une éternelle mémoire de ses rares générosités mais oublie vite les nombreux bienfaits d’autrui.
J-P B