« Puisqu’ils ont échoué à deux cents, moi je réussirai tout seul ».
Déclamé avec la conviction d’un acteur jouant Cyrano de Bergerac, cette boutade est saluée d’une formidable explosion de rires qui fait retentir toutes les voûtes du célèbre restaurant Genevois.
Le banquier Villard y réunit périodiquement « sa meute ». Cette expression lui sert à désigner une dizaine de jeunes gens choisis chaque année parmi les plus prometteurs de la profession. Villard les recrute volontiers auprès des universités ou dans des banques concurrentes en vue de les endoctriner à ses méthodes. Ses messagers, dûment chapitrés, lui permettent d’étendre sa puissance dans les places financières les plus dynamiques du vaste monde.
Pendant que fusent mille quolibets et qu’un fou rire inextinguible secoue sa troupe de jeunes loups, le Commandatore Villard observe, fort inquiet, son élève Brunaco qui demeure insensible aux moqueries de ses camarades. Au cours des mois passés, le financier a su apprendre à deviner les pensées de son émule préféré. Il connaît sa propension à exprimer laconiquement et sur le champ, les solutions les plus simples face aux difficultés les plus complexes. Il sait déjà que son élève a trouvé la parade au problème insoluble dont débattent les convives.
Alors qu’il attend la fin du repas pour proposer à son disciple un poste prestigieux, digne de toutes les ambitions, Villard comprend que son offre sera déclinée.
Depuis quelques secondes, le destin de son dauphin vient de basculer dans l’inédit, l’inconnu, l’aventure, bref dans les antipodes des critères établis qui doivent régler la carrière strictement ordonnée de tout banquier honorable.
Non, Brunaco dédaignera le trône du Maître qui règne sur la finance mondiale, dans les lambris dorés, derrière les portes gainées de cuir repoussé, au sixième étage de la place Bel Air.
Un nouveau quolibet fait rejaillir de plus belle le joyeux concert des convives. Les clients distingués qui dégustent, dans un silence compassé, les spécialités d’un chef prestigieux, lancent des regards désapprobateurs vers cette table de galopins peu conformistes. La mine déconfite du maître d’hôtel exprime l’embarras et la honte, face au tumulte sacrilège, qui retentit comme un blasphème dans cette cathédrale de la gastronomie.
Un jeune collègue demande gouailleur à Brunaco :
« Et comment feras-tu pour réduire les 2000 aborigènes aux aguets dans la forêt immense et hostile ? Quelle sera ton arme ? La bombe atomique portative ? La musique pop ? L’odeur ensorcelante des subtils parfums Grassois ? Le bouclier invisible, un énorme bouquet de roses ? »
« Rien de plus simple », répond l’interpellé. Toutes les expéditions pour pénétrer les territoires de cette peuplade ont successivement échoué. Contrairement à l’avis de l’état-major des armées qui a toujours préconisé l’envoi de troupes plus nombreuses, je suis convaincu qu’il faut réduire au minimum le nombre de soldats. Au lieu de les armer davantage, il convient d’éviter tout déploiement de matériels et de forces.
En un mot, il faut convaincre les aborigènes par la douceur et la patience et non chercher à les assujettir par la violence. »
« Et quel sera ton césame pour pénétrer le royaume de ces hommes qui se déplacent comme des singes invisibles dans les canopées, qui décochent des flèches empoisonnées, qui dressent des pièges mortels ? A ce jour les rarissimes survivants des dizaines de missions précédentes ont déclaré qu’ils n’avaient jamais pu voir l’ennemi. Tous ont décrit unanimement leur lente progression dans la sylve sombre et moite, le silence mortel qui perdure des jours et des semaines dans des forêts habituellement bruissantes de mille cris d’animaux. Tout à coup, sans le moindre présage, tous ont vu leurs camarades s’écrouler, frappés à mort par des ennemis invisibles. Les corps éternellement endormis ne laissent pas apparaître la moindre blessure mais très vite des milliers de fourmis, d’insectes, de rongeurs se précipitent pour les grignoter avec avidité.
En quelques heures il ne reste plus que des squelettes aux tibias devenus démesurés dans des bottes inutiles. Les phalanges dénudées sont crispées sur des pistolets dérisoires. Les touffes de cheveux se détachent comme des perruques. Les orbites aveugles semblent exprimer surprise et désarroi. Les quelques rescapés frémissent toujours d’horreur à raconter cet enfer. Plusieurs pays d’Amérique Centrale ont envoyé une ou dix missions de cent ou mille hommes pour réduire ces tribus. Et toi, tu veux réussir là où tant de professionnels de la guérilla ont perdu leurs batailles, leurs armes, leur vie, comment feras-tu ? »
« J’irai seul, complètement nu, et sans le moindre objet ».
Une explosion de rires salue cette réponse. Les jeunes gens se tordent sur leurs chaises, frappent sur les tables, gloussent, hurlent et s’exclament à gorge déployée.
Les habitués de cette solennelle chapelle de la haute distinction culinaire sont ulcérés d’une telle profanation.
Le maître d’hôtel reçoit dignement des invectives de désapprobation des autres convives. Ne pouvant admonester les invités du puissant Villard, il entreprend, fort courageusement, de se réfugier dans les cuisines.
Pour sa part, le banquier est furieux d’avoir mis la conversation sur le sujet scabreux qui emplit aujourd’hui la première page des journaux. Tout le monde parle du massacre des six cents militaires envoyés pour réduire quelques « sauvages ». Un seul témoin est revenu sauf de l’expédition.
Le défi lancé à Brunaco par ses collègues a aussitôt déclenché une analyse, une solution et une riposte. Pendant que ses camarades chahutent le futur explorateur pour l’excellence de sa plaisanterie, le Commandatore sent déjà que l’esprit du jeune homme vogue dans les forêts amazoniennes. Dénudé, paisible, s’orientant grâce aux minces rayons du soleil qui transpercent la cime des arbres, il avance vers son but. Il hume les mille odeurs de la sylve. Il identifie de son regard inquisiteur le serpent venimeux à couleur de feuille morte, l’insecte trompeur et mortel décoré comme une orchidée. Il débusque le jaguar discret, petit et râblé, toujours prêt à bondir sur sa proie esseulée.
Villard voit bien que son dauphin, d’habitude si gourmet, ne savoure plus sa quenelle de brochet aux écrevisses, ses ravioles aux truffes du Périgord, son caneton aux pruneaux d’Agen ou son beurre d’agrumes à la vanille d’Anjouan et au miel de Riez.
Le futur explorateur mastique des racines coriaces, croque des blattes grouillantes, enfourne des vers gigotants.
Non, Brunaco ne déguste plus du Brouilly ou du Chiroubles, l’aventurier s’abreuve d’une eau tiédasse et saumâtre aspirée avec une tige creuse sous la surface d’un marigot fourmillant de larves de moustiques.
L’esprit du jeune homme est déjà envoûté par la jungle. Le Commandatore mortifié, vient de perdre son seul élève digne de lui succéder.
Un mois après Brunaco pénétra sans difficulté chez les aborigènes en s’identifiant à eux. Il y fera sa vie et sa descendance.
Draguignan – Mars 2002
Le Téméraire se laisse moins impressionner par le nombre et l’apparence des personnes et des choses que par la réalité du danger. J-P B