16. Une fibre de séducteur

Dès l’adolescence ma solide charpente me permettait de porter pendant de longs moments le poids de plusieurs hommes. Ma grande taille, mon port altier, en imposaient aux plus résistants comme aux plus fiers. J’étais robuste comme un chêne et ma force exaspérait la jalousie de mes aînés, plus chétifs. Ma fibre de séducteur me valait des conquêtes faciles, surtout aux heures chaudes de l’été pendant les fêtes de village.

Les jolies filles suivaient mon invite discrète et se prélassaient voluptueusement à mes pieds, caressées par la brise parfumée. Certaines, plus hardies, profitaient de ma sieste campagnarde pour titiller, toutes rougissantes, le gland épanoui.

D’autres m’approchaient en bandes joyeuses et faisaient mine de ne pas remarquer ma présence. Elles se racontaient leurs amours avec quelque méprisable gringalet pendant que la plus effrontée me lorgnait avec insistance.

Je savais que la plus belle me reviendrait. Je la voyais déjà minaudant et prétextant de la chaleur pour me découvrir ses appâts.

A l’âge adulte ma réputation avait fait le tour du canton. Les femmes venaient littéralement se coucher à mes pieds. Nous mêlions nos haleines dans le vent coquin qui leur gonflait les jupes.

Hypnotisés par notre complicité, alanguis et heureux nous passions de longues heures, immobiles et enivrés, dans la tiédeur estivale.

J’ai donc vécu de nombreuses années bien agréables malgré les hivers froids de notre rude contrée durant lesquels, bêtes et gens se confinaient chez eux.

Un triste après-midi de janvier, je songeais nostalgiquement à mes douces amours dans la forêt. Le coassement continu des corbeaux devenait inquiétant. Je sentis que quelqu’un s’approchait sournoisement.

Bientôt deux individus patibulaires armés de haches énormes m’attaquèrent dans le dos. Sans doute la vengeance d’un amant éconduit ou d’un mari jaloux.

Malgré ma grande résistance, je ne pus m’opposer longtemps à leur féroce détermination. Non loin, sur la route, des gendarmes faisaient leur ronde, mais l’intensité de la douleur ne me permit pas d’articuler le moindre son pour appeler au secours.

Les brigands me dépecèrent et jetèrent dans une camionnette mes membres endoloris et raidis par la mort et par le froid.

Je fus abandonné dans un hangar délabré au fin fond d’un bois.

J’avais seulement vécu 150 ans alors que mes congénères de la forêt perdurent plusieurs siècles. Voilà ce qu’il en coûte d’être un chêne majestueux. Un jour vient où la cupidité des hommes vous condamne à mort, puis à un éternel oubli.

Aujourd’hui un ébéniste est venu acheter ma dépouille desséchée pour la modeler à son inspiration.

Je suis un cadavre choyé. On me façonne, on me bichonne, on s’extasie de la beauté de mon grain de peau.

Je donne vie à des meubles magnifiques.

Je me sens réincarné dans cette enfilade de style provençal qui est une pure merveille. Décoré de coquilles et d’épis sculptés, j’ai fière allure.

Je sens à nouveau se poser sur moi le regard alangui des femmes. Depuis quelques jours je perçois que la fidèle épouse du pharmacien est prête à faire des folies pour moi.

Dès que l’ébéniste a le dos tourné, elle me caresse, son œil devient voluptueux, la sueur perle à son front, ses jambes flageolent. Elle s’imagine déjà qu’elle va m’enlever et finir sa vie avec moi.

Même mort, je continue à faire des ravages dans les cœurs.

Mais je crains tout à coup que vous ne vous soyez mépris sur le début de mon récit. Je vous avais bien dit que j’étais un chêne, mais vous ne m’avez pas écouté. Ne pouvant modifier mon histoire, je vous engage à la relire afin de vous persuader que toute ma vie fut édifiante et vertueuse.

Cernans – Décembre 1989

Avec l’âge la femme devient honnête et l’homme malhonnête.    J-P B

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