14. Le bouton de rose

Ses mains se crispaient sur la taille de la gamine et d’un geste nerveux, il la repoussait dans les airs.

Baluvine se sentait voler sur la balançoire. Elle poussait des cris de joie et s’exclamait : « plus fort, plus fort ». Les branches d’un mimosa effleuraient son visage. Elle respirait la suave senteur, grisée par le va-et-vient qui lui donnait le mal de mer. De temps à autre, elle fermait les yeux et lorsqu’elle les rouvrait, c’était pour découvrir un paysage encore plus merveilleux. Elle atteignait maintenant la cime des arbres. Par-dessus les pins, elle voyait la mer, scintillante de mille reflets, qui s’insinuait au travers des découpes de la côte.

La balançoire revint au point de départ. Les mains d’Akilo sentaient de nouveau le plaisir délicieux et irritant de ce contact féminin.

Comme chaque année, à l’époque des vacances de Pâques, Akilo était en visite chez son vieil ami Nakory dans sa villa du Cap Ferrat.

Le printemps méditerranéen résonnait des trilles de milliers d’oiseaux. Akilo, qui était veuf depuis tant d’années, sentait monter en lui bien des nostalgies. Il détaillait d’un oeil amusé les charmes prometteurs de la fille de son hôte. Elle entrait dans l’adolescence. Avec ses airs de grande dame, elle semblait beaucoup plus mûre, à cause de sa haute taille et de sa chevelure longue et soyeuse qui coulait en cascade sur ses épaules de nacre.

Elle avait une manière de marcher semblable à celle d’une femme accomplie.

C’était un délice d’observer sa façon de saluer, de parler, de minauder. Ses parents étaient fous de ses caprices et la présentaient volontiers dans le monde. Ils l’emmenaient avec eux à des soirées, où elle était le point de mire général. Elle avait pris toute conscience de son charme et s’amusait déjà des regards prolongés et lourds de désir que lui jetaient les jeunes gens et même les hommes établis. Bien entendu, elle se sentait déshonorée avec les adolescents de son âge et prenait part volontiers aux distractions des grandes personnes.

Sa grâce naturelle, décuplée par des leçons de danse et de maintien, atteignait un niveau de perfection et devenait un sujet d’émerveillement pour tous ceux qui l’approchaient.

Son visage à la fois enfantin, grave et rieur, avait une mobilité stupéfiante, et exprimait tous les désirs et les joies de son âge. Ses yeux étaient d’une vivacité prodigieuse. Son regard était mouvant et chaud comme une flamme dansante.

Tout à coup, Akilo, malgré ses trente-huit ans se sentait pris de désir pour cette gamine. Son sang bouillonnait aux tempes. Son regard devenait brumeux.

La lumière du soleil l’éblouissait. Sa tête résonnait du son confus de mille cloches et de mille canons. Le visage de sa femme lui revint à l’esprit. Baluvine lui ressemblait un peu avec son corps gracile et sa tête d’enfant. Il se sentait rajeuni de vingt ans et se rappelait l’époque où, encore étudiant, il avait connu la jeune fille douce et délicate qu’il devait épouser plus tard. Ils s’étaient aimés avec une fougue et une passion d’une intensité que la vie n’apporte qu’une fois à un homme.

Pendant quelques années, ils avaient vécu un enchantement de chaque jour, une joie profonde de tous les instants.

Ils ne cessaient de s’embrasser, et de se cajoler à tous moments, dans la rue, comme dans l’intimité, durant les repas, comme pendant les nuits. Le Ciel leur avait envoyé une fille douce et frêle comme sa mère et un garçon solide et robuste comme lui. Mais, hélas ! La jeune maman, épuisée, n’avait survécu que quelques jours à la naissance de son fils. A ses ultimes instants, elle avait fait jurer à Akilo de ne pas se remarier avant la majorité de leurs enfants. Cette promesse lui avait paru naturelle. Aussi, pendant toutes ces années, quelques femmes avaient séduit les sens d’Akilo, mais aucune n’avait grisé son cœur. Sa fille et son fils étaient maintenant proches de la majorité. Il se sentait trop seul.

Jusque-là, il ne s’était pas senti vieillir. Sportif infatigable, sa santé robuste ne lui avait jamais occasionné les tracas d’un corps usé.

Il avait gardé sa silhouette de jeune homme, à laquelle s’étaient ajoutés quelques cheveux gris qui décuplaient son charme.

Aujourd’hui, pour la première fois depuis des années, il sentait un impérieux besoin d’affection.

Son souffle était court, son cœur semblait se fracasser dans sa poitrine. Des vertiges le prenaient subitement au contact du corps de la gamine.

D’un coup, il arrêta la balançoire. Il saisit la jeune fille dans ses bras et l’embrassa longuement tout en caressant son corps d’une manière brusque et tendre à la fois.

Baluvine se laissait faire, rougissante et charmée. Quand il la relâcha, elle s’exclama :

« C’est très vilain ce que vous faites, je vais le dire à mon papa ».

Avant qu’il n’ait eu le temps de la rattraper, elle s’était élancée vers la villa, tandis qu’Akilo, rouge de honte à l’idée du scandale qu’allait faire son ami, restait immobile et stupide. Ses sens étaient enflammés par ce contact impulsif, sa tête broyée par le remords. Il ne retrouva son ami que pour le repas du soir. Il se sentait mal à l’aise entre le regard narquois de Baluvine et les prévenances de Nakory et de sa femme, qui le croyaient souffrant. C’est donc avec un soupir de soulagement qu’il les quitta en se promettant bien d’espacer les visites.

Mais, contrairement à ce qu’il croyait, il ne put oublier son geste irraisonné, commandé par un cerveau en feu. Il était constamment hanté par la vision du corps juvénile, toujours présent dans ses pensées, aussi bien pendant son travail que pendant son sommeil. Il comprit qu’une présence féminine lui manquait. Il décida de diversifier ses relations dans des soirées de rencontre ou avec d’anciennes amies. Mais aucune femme ne possédait le charme naïf et innocent de l’adolescente. Chaque nouvelle expérience était pour lui une lourde déception.

Un jour, il fut surpris de recevoir une enveloppe contenant un bristol rose dont il lut le message avec étonnement :

« Mon chéri, J’ai fait le pari, avec mes camarades de classe, que tu viendrais me chercher en voiture vendredi, à la sortie du lycée. Il est en effet d’usage que les messieurs reconduisent galamment les jeunes filles qu’ils ont courtisées. A bientôt. – Baluvine ».

Il relut cent fois le petit billet, et hésita à se rendre à cette invitation. La peur de se rendre ridicule au milieu d’une meute de lycéennes moqueuses le retint. Il demeura muet aux appels réitérés de la gamine. Les jours, puis les semaines passèrent, irritants et moroses.

C’était maintenant le mois de juin, et la Côte d’Azur était baignée par une chaleur moite.

Akilo descendait chaque fin de journée un chemin qui serpente entre de grands pins parasols, et conduit à une crique taillée dans la roche bistre qui abrite un petit port. Sa barque y était amarrée. Il naviguait durant quelques milles vers le large et maniait la baume et le foc. Puis, il se laissait glisser au gré du vent tiède et léger, qu’il sentait avec délice, caresser tout son être.

De temps à autre Akilo contemplait la côte et ne cessait de s’enivrer du charme du paysage.

Les collines noyées dans la brume semblaient se confondre avec l’eau. Un léger brouillard rendait la surface de l’onde imprécise. A un moment, une imposante demeure, juchée entre ciel et flot paraissait surgir d’un décor de peintre. Des colonnades de pierres blanches s’alignaient sur une terrasse garnie de rosiers grimpants. Une silhouette de muse aux cheveux longs, était assise sur une balustrade.

Avec la distance, Akilo imaginait les détails plus qu’il ne les percevait. Son esprit se divertit à voguer deux mille ans en arrière. Cette femme devenait une princesse, et lui, un général victorieux. Il rentrait à toutes voiles d’une lointaine contrée d’Afrique avec son vaisseau chargé de trophées. Il brûlait d’impatience de lui déclarer son amour, et pressait les rameurs de forcer l’allure. Il promettait de fortes récompenses si les marins arrivaient au rivage avant le coucher du soleil. Alors, tout doucement, la côte se rapprochait. La belle princesse scrutait le bateau et semblait faire des signes. Akilo se frotta les yeux et sortit de son rêve. La femme lui indiquait d’accoster. Elle contournait maintenant la balustrade et descendait le petit sentier qui rejoignait la mer. Sa robe flottait sous la bise légère et semblait une parure de mariée.

« Ohé !! Voulez-vous prendre un rafraîchissement ? » lui cria-t-elle.

Akilo restait incrédule et hésitait à reconnaître Baluvine. Après avoir amarré son bateau, il sauta à terre.

« Bonjour, déesse, que faites-vous ici dans cette robe d’apparat ? »

« Je fête aujourd’hui mon seizième anniversaire. Je suis en visite chez des amis de papa. Je regardais le large à la jumelle, et je vous ai vu approcher. Je suis bien heureuse que vous m’ayez aperçue. Vous pouvez m’embrasser si vous le désirez. C’est très raisonnable en pareille circonstance ».

Il lui effleura les joues.

« Ah ! non ! dit-elle, c’était bien mieux sur la balançoire ».

Et sans lui laisser le temps de réagir, elle passa ses mains autour de son cou et l’embrassa fougueusement. L’homme sentit alors un volcan éclater en lui. Toute la tentation de cette jeune chair le saisit avec fureur. Il se mit à caresser ce corps fier et sauvage qui se plaquait au sien. La robe, qui semblait une parure nuptiale, l’affolait davantage. Les sens exaspérés, comme un jeune époux le soir de ses noces, il emporta la jeune fille dans ses bras robustes. Doucement, il la déposa sur le sable d’une crique, à l’abri des regards. Elle était maintenant palpitante et fébrile. Il caressait ses cheveux, ses jeunes seins, ses cuisses fermes et longues. Il imaginait combien ce corps serait désirable dans peu de temps.

Il sentit que la jeune vierge frémissait de plaisir, tandis que Baluvine imaginait avec fierté la jalousie de ses amies de lycée, lorsqu’elle dirait qu’elle avait un véritable amant, un homme mûr. Il viendrait la chercher à la sortie des cours pour l’emmener chez lui.

Tout à coup la voix de Nakory, qui appelait sa fille, se fit entendre.

Les deux complices ajustèrent précipitamment leurs vêtements et reprirent le petit chemin qui conduisait à la villa. Ils croisèrent Nakory qui s’exclama :

« Tiens, Akilo, en voilà une bonne surprise, comment es-tu venu ici ? »

Akilo se sentait affreusement gêné et malgré tous ses efforts ne pouvait articuler un mot. Il tremblait que son ami ne s’aperçoive du désordre de sa toilette et qu’il ne soupçonne l’inavouable.

Baluvine vint à son secours et sauva la situation. Elle raconta comment elle l’avait aperçu depuis la terrasse et lui avait proposé de visiter les jardins. Après quoi, elle ajouta, moqueuse :

« Tu sais, papa, ton ami n’est pas fort en botanique. Il prétend que les roses en bouton n’ont pas de parfum ».

Biot – Mai 1988


L’imagination de la jeunesse surpassera toujours la rouerie des adultes.   J-P B

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