Quelques années après l’indépendance, je fus appelé pour une consultation en Algérie. J’avais d’abord été flatté d’y avoir laissé un souvenir élogieux, mais je n’étais guère rassuré par la réputation d’insécurité qui persistait sur ce pays. L’insistance cordiale de mes interlocuteurs eut raison de mes hésitations.
Dès mon arrivée à El Djazaïr, (dénomination originelle d’Alger), je fus très favorablement conquis par l’accueil chaleureux et amical des habitants. La capitale avait repris son ambiance exubérante et sympathique qui sied à toute ville méditerranéenne. Je me mis très vite à l’ouvrage.
Après les longues journées d’intense labeur, la vieille coutume avait été préservée de se retrouver à Bordj el Kiffan (Ex Fort de l’Eau) pour un moment de détente.
Les responsables d’entreprises s’interpellaient amicalement et composaient, au hasard des rencontres, de joyeuses tablées. Chacun dégustait à satiété de plantureuses platées de poissons frais-péchés. Le vin rosé de Medea, bien frappé, coulait à flots dans les gosiers desséchés par la chaleur du jour.
Ce soir-là, j’étais en compagnie de quelques dirigeants Algériens, d’un Français et d’un Italien. Ce dernier me demanda avec une pointe de curiosité :
-« Il m’a été dit que vous étiez « pied-noir ». Comment avez-vous vécu la guérilla d’indépendance ? »
Je fus décontenancé, non pas par la question elle-même, mais par le fait que je n’y avais jamais songé. Je répondis :
-« Je vais vous surprendre, mais sans les journaux et sans le déploiement des forces armées, je n’aurais jamais su que nous vivions en guerre.
Je faisais très normalement mon travail.
Je me déplaçais sans encombre. Je profitais pleinement de mes loisirs. Je n’ai jamais entendu le moindre coup de feu. Je n’ai pas été le témoin d’un de ces drames lamentables qui ont empoisonné les relations entre musulmans et chrétiens. Bref, pour moi tout a été si normal, qu’il me semble que votre question devrait concerner quelqu’un d’autre. »
-« Mais c’est invraisemblable ; me contesta le Milanais dubitatif. Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes passé au travers d’un conflit aussi dur comme d’autres affirment traverser l’orage en passant entre les gouttes de pluie ? »
-« C’est un peu cela. Je crois que j’ai eu de la chance. »
Je remarquai alors, qu’à l’autre bout de la table, un Algérien, fort intéressé par cette conversation, ne cessait de me dévisager. Il me dit :
-« De la chance ? de la chance ? En êtes-vous bien sûr ? »
-« Je ne vois pas d’autre explication ».
Ma réponse lui fit hocher la tête. Il me fixa de son regard inquisiteur et me déclara :
-« Je vais vous dire, moi, quelle a été votre chance. »
Interloqué, je l’entendis alors me réciter comme un investigateur de police mon état civil, mes qualifications professionnelles, mon adresse en Algérie, le matricule de ma dernière voiture de fonction dont je ne me souvenais plus et tout mon curriculum vitae. Puis, pour bien étayer sa démonstration, il martela :
-« Je ne me trompe pas, c’est bien de vous dont il s’agit ? Vous alliez tous les mardis à Tizi Ouzou et tous les vendredis à El Boulaïda (Blida).
Je vous ai eu dix fois dans le collimateur de mon fusil mitrailleur. J’étais le chef d’une quinzaine de moudjahidine.
Nous opérions souvent dans les gorges de l’Oued Chiffa. Vous étiez président de syndicat et connu comme le loup blanc. En plus vous aviez eu l’idée saugrenue de choisir une voiture allemande d’un rouge vif, qui se repérait à deux kilomètres. C’est ce qui vous a sauvé. Vous ne pouviez passer inaperçu car toute confusion était impossible ».
Je sentis mes veines se glacer à l’idée rétrospective des dangers encourus. A aucun moment je n’avais soupçonné que je pouvais être la cible de dizaines d’armes braquées sur moi.
Je repensai à mes haltes solitaires et tranquilles dans le cañon de la Chiffa. Je m’amusais à nourrir les singes habitués à mes visites. Ils accouraient, dès mon apparition, en troupeaux gesticulants. Assis sur un parapet, je humais l’air frais qui venait du torrent. Pendant de longs instants je m’extasiais de la beauté sauvage du paysage. La rivière impétueuse rebondissait en gerbes d’étincelles entre les roches. Sur les parois abruptes des falaises, des pins et mille autres arbrisseaux s’accrochaient de leurs racines dénudées par le fleuve. A la ligne des crues, des myriades de lauriers- roses d’un rouge flamboyant égrenaient leurs corolles de rubis sur un ondulant tapis d’émeraude.
J’avais toujours grand regret de quitter ce paysage digne de la magnificence des jardins d’Allah.
Je continuais ma route pour m’arrêter plus loin chez un vendeur de fruits qui me gratifiait de ses plus juteuses oranges, de ses odoriférantes mandarines et de ce don divin que sont les « degglet en nour », ces régimes de dattes blondes et translucides que les Sahraouis appellent « doigts de lumière ».
Le chameau malicieux du marchand ne manquait jamais de me surprendre en heurtant mon dos de son mufle puissant qui me faisait trébucher. Je m’attachais ses bonnes grâces en lui payant tribut de quelques fruits qu’il mastiquait avec une évidente gourmandise.
Je me revoyais avec la confiance naïve de mes vingt et quelques années, m’arrêtant en pleine campagne sur la route de Blida, la cité des roses.
J’allais quérir les avis de Fanouk, un vieil horticulteur, qui voulait m’initier à l’art de la greffe et des mariages des roses. Je humais les senteurs, comparais les teintes, caressais les folioles.
Il m’avait pris en amitié le jour où il voulut déraciner le plus beau rosier de sa collection afin de me l’offrir.
Je m’étais aussitôt récrié :
-« Je ne peux accepter cette fleur, parce que tu l’as fait naître, tu l’as élevée, c’est ton enfant. Elle a hurlé que si tu t’en séparais, elle se laisserait mourir. Les plantes sont têtues, tyranniques et suicidaires. Je t’en prie ne la contrarie pas. »
Stupéfait, le jardinier répondit :
-« Je l’ai entendue, mais je ne pouvais plus te refuser ce que je t’avais imprudemment promis. La première fois que j’ai dit que j’entendais parler les plantes, j’ai été pris pour un fou. Le surnom m’est resté : « Maboul el Khedra », le Fou Vert.
Alors je n’en ai plus jamais parlé. Mais toi, tu comprends le langage de nos frères à racines. Ce sera un secret entre nous. »
Aussi c’était toujours avec nostalgie que je quittais le jardin du Fou Vert. Je gardais les yeux pleins de couleurs et les doigts maculés de minuscules rubis dont m’avait gratifié quelque rose colérique.
A une lieue de Blida je faisais escale chez Latoubi l’ébéniste. J’entendais dès mon arrivée siffler la machine dont je l’avais doté.
Dès qu’il me voyait, il me disait tout en s’activant :
-« Ecoute comme elle ronronne, c’est un chat. Je l’aime comme ma femme. Elle est douce, facile, fidèle, travailleuse. Regarde son boulot mon ami.»
Et il me mettait dans les mains une planche si finement rabotée qu’elle paraissait soigneusement polie. J’en caressais voluptueusement le bois velouté comme la peau d’une jeune fille.
Je humais l’odeur des essences, j’admirais le mariage harmonieux des tenons et mortaises qui confortaient les bahuts et les divans conçus avec la méticulosité du technicien et l’imagination de l’artiste.
L’artisan me prenait alors par la main pour m’amener au fond de l’atelier. Dans un coin, sur un tas de copeaux, trônait voluptueusement une chatte avec ses chatons aussi mignons et émouvants que des angelots.
-« Je t’ai gardé le plus beau et le plus vigoureux. »
Puis il prenait une mine de conspirateur et soulevait un vieux drap pour découvrir un meuble en acajou sculpté de mille arabesques.
-« Je l’ai fait d’après le modèle d’un palais de Damas pour un riche négociant de « gazouz » (limonade). J’ai déjà passé des centaines d’heures et je ne l’ai même pas terminé ».
Comme je m’émerveillais devant les entrelacs complexes, les pointes de diamant et les arrondis voluptueux des roses sculptées dans l’acajou, il me dit :
-« Je t’en ferai un, encore plus beau. »
-« Mais je ne pourrai jamais me payer une telle merveille. »
-« Ne t’inquiètes pas, pour toi, ce sera gratuit ».
Je protestai énergiquement car sa modeste situation ne me permettait pas d’accepter un cadeau aussi dispendieux. Il voulut me convaincre :
-« Mais sans toi, je n’aurais ni machine, ni travail. Je ne pourrais pas manger. Je te dois plus que la vie, je te dois la fierté de travailler. »
-« Mais moi, je ne t’ai pas fait de cadeau ».
-« Tu m’as fait plus qu’un cadeau, tu m’as fait confiance quand je n’avais pas un sou. Un Arabe de la montagne n’oublie jamais cela. Tu es plus que mon frère ».
A l’heure du déjeuner, Latoubi m’invita à sa table. Son épouse, toute émue, vint nous servir. Son mari avait du embellir mes faibles mérites car elle me baisa les mains avec effusion. Après un « ksiksou bil alouch », nous savourâmes quelques « degglet en nour » avant de déguster le thé à la menthe que l’ébéniste venait de cueillir dans son petit jardin.
C’était le cœur gros que je repartais de ce paradis de l’amitié qui embaumait des senteurs de sycomore et de camphrier. J’emportais dans une petite cage, hâtivement confectionnée, l’adorable chaton qui miaulait à fendre l’âme.
Mais il me fallait passer aux affaires rémunératrices avant que le soleil ne déclinât…
…Mon interlocuteur de table me tira brusquement de ma rêverie et me ramena, de l’époque révolue, au temps présent :
-« Alors vous pensez toujours avoir eu de la chance ? »
-« Je le crois ».
Peu convaincu, mon inquisiteur me pointa de son index impérieux.
Pour se faire plus convaincant, il scanda ses mots :
-« Je me souviens que quelques mois avant l’indépendance, vous passiez par une claire journée d’hiver dans les gorges que nous surplombions. Un de mes compagnons, tout excité par votre arrivée, se mit à trépigner en vous pointant de son fusil :
« Celui-là c’est pour moi » disait-il.
Je n’ai eu que le temps de lui arracher son arme. Après l’avoir soumis à un interrogatoire musclé, il finit par m’avouer la raison réelle de sa haine. Il vous était redevable d’un équipement que vous lui aviez fourni. Ecœuré par sa traîtrise qui vous remerciait mal de votre confiance, je réunis mes compagnons et je leur dis :
-« Vous connaissez tous cet homme. Si l’un de vous quinze lui arrache un seul cheveu de sa tête, je ne chercherai pas à savoir lequel d’entre vous lui a fait du mal ».
Mon inquisiteur fit une pause, contracta ses mâchoires puis reprit son souffle pour articuler :
« Je lâchai alors une rafale de mitraillette à leurs pieds pour qu’ils se persuadent bien que je ne plaisantais pas. Et, tandis qu’ils étaient raidis par la peur, je leur dis :
-« Je vous jure que je vous descendrai tous les quinze comme des chiens. »
Un silence de mort accueillit cette étrange confession. Le joyeux chahut des verres entrechoqués, des plaisanteries coupées de rires et le martèlement des fourchettes, tout cessa, brutalement.
Tous les convives attendaient ma réponse. Mais je n’arrivai pas à remercier mon sauveur.
Cet homme intelligent, froid, méthodique, ce chef de guerre à qui je devais la vie me paraissait respectable mais je ne pouvais lui témoigner de profonde et réelle sympathie.
Je répondis simplement :
-« J’ai eu la chance de vous trouver sur mon chemin. »
Le souvenir d’une anecdote me revint à l’esprit. En pleine guérilla d’indépendance, je vis débarquer dans mon bureau un collaborateur algérien. Il m’informa qu’il craignait une fouille de sa voiture par la police française et sollicitait mon aide.
Il savait, qu’en tant qu’objecteur de conscience, j’avais refusé d’être enrôlé. Il en avait conclu que : « j’étais du côté des siens.»
Il fut très déçu quand je lui répondis que ne pouvais m’impliquer dans son affaire. Il craignait que je ne le dénonce. Je lui précisai sans ambiguïté ma position :
-« Je ne suis en aucun cas du côté de ceux qui tuent. Je ne trahirai ni votre confiance, ni ma patrie. Vous pouvez partir tranquille. Sachez que, quoiqu’il en soit, il faut toujours finir par négocier une solution. Malheureusement, celui qui est en position de force veut toujours imposer sa volonté au plus faible qui se révolte. La vieille sagesse latine affirme : « Bis dat qui cito dat ». Celui qui donne tout de suite, donne deux fois.
J’ai effectivement regretté publiquement que mes compatriotes n’aient pas le sens politique qui consiste à donner un peu aujourd’hui pour ne pas être contraint de tout lâcher demain.
L’intransigeance nourrit la haine qui engendre le drame. Mon idéal est une Algérie libre et prospère, réunissant tous ses enfants de toutes origines.
Mais je sais que l’Histoire me donnera tort car le diable a offert à l’Algérie un cadeau maudit : le pétrole, source de convoitises et de conflits, germe d’insolence et de paresse. »
L’homme me quitta bouleversé. Il avait enfin compris qu’un père vivant était plus utile à ses enfants qu’un héros mort.
Pour ma part ma sympathie ne penchait pas vers les pourfendeurs de torts, toujours prêts à faire le bonheur des humains malgré eux, et si besoin, sur des montagnes de cadavres. Les censeurs vertueux cachent souvent d’inavouables ambitions. Les plus farouches guerriers perdent quelquefois tout courage. Il est plus sage d’admettre que l’homme n’est ni un héros parfait, ni un lâche immonde. Il n’est ni un saint altruiste, ni un diable prédateur, mais un peu de chaque, à doses diverses suivant les individus et les époques. La paix ne perdure que dans l’équilibre des ambitions légitimes.
La solution des conflits est davantage affaire d’imagination que de déploiement d’armes. Les alliés d’aujourd’hui sont souvent des ennemis d’hier qui avaient été plus rapides à manipuler leur canon que leur bon sens.
C’est pourquoi ma sympathie m’inclinait naturellement vers les forces vives du peuple : celles des ouvriers, des bâtisseurs, des entrepreneurs, des enseignants, des créateurs et des plus modestes artisans comme ce forgeron de Cheraga.
Un jour un collaborateur vint me voir et me dit :
-« J’ai besoin de vous pour expliquer à un artisan les prouesses qu’il pourrait réussir en modernisant sa forge. »
Dès le lendemain, il me conduisit par une route qui serpentait entre les collines couvertes d’orangers, de néfliers et de toutes sortes de fruitiers qui en faisaient un verger paradisiaque s’étendant à perte de vue.
Au delà du vert émeraude des champs de mandariniers, des rousses parures d’automne des vignobles et des coiffes bien ordonnées des palmiers, la Méditerranée resplendissait de ses teintes de saphir et d’aigue-marine. Le flot s’insinuait dans les contours des côtes rocheuses bordées d’écume en dentelle de nacre.
A l’approche du bourg, il nous suffit, pour trouver la forge, d’écouter la musique cadencée du marteau sur l’enclume : deux coups rapides, un coup long puis un rappel.
Arrivé dans l’atelier, je contemplai ébahi le maître des lieux : un colosse qui était le sosie du légendaire Vulcain. Le monstre mesurait plus d’une bonne toise et pesait ses deux quintaux. Il était couvert de scories depuis son épaisse tignasse noire jusqu’aux pieds velus qui débordaient de sandales extravagantes.
Un tablier de cuir dépassait les genoux et se nouait sur un fessier pachydermique revêtu d’une monstrueuse couche-culotte d’un gris indéfinissable. Il frappait avec une telle rigueur que le sol en tremblait à cent pas.
Un pêcheur vint lui livrer son petit déjeuner quotidien : une cagette de sardines fraîchement tirées de la mer. Il entreprit aussitôt de les faire griller sur une tôle chauffée à blanc puis il se mit à les gober l’une après l’autre à la vitesse d’une poule picorant des grains de blé.
Un livreur lui apporta fort opportunément sa ration habituelle de vin rouge : un cageot de six bouteilles dont il vida la première d’un trait, sous mes yeux éberlués. Après quoi, il engloutit un ragoût de mouton.
Je croyais que ce genre de prouesses gargantuesques ne pouvait exister que dans les farces rabelaisiennes. Inquiet, je demandai à voix basse à mon mentor :
-« Mais, il va être malade ? »
-« Pensez donc ! Il n’a jamais vu un médecin de sa vie et il n’en verra probablement jamais.»
Aussitôt avalé ce que je n’oserais qualifier de petit-déjeuner, le colosse écouta sagement mes explications avec toute l’attention d’un bon élève. Dûment convaincu, il accepta le plan proposé. Je craignais que ses capacités pécuniaires ne soient pas à la hauteur de ses ambitions.
Il alla farfouiller dans une caisse où s’entassaient pêle-mêle paperasses et billets de banque. Il en retira une liasse et très simplement me dit :
-« Je dois en avoir assez. »
Comme je m’étonnais du peu des précautions qu’il prenait pour sauvegarder son magot, il me répondit naïvement :
-« Le jour, je suis là et les chiens assurent la garde de nuit. »
Effectivement deux molosses enchaînés se prélassaient à l’ombre d’un figuier. Leurs babines dévoilaient, par moments, des crocs acérés, impatients de déchiqueter l’intrus qui tardait à venir.
Sur le chemin du retour, je confiai à mon collaborateur ma surprise de constater sous la rude apparence du forgeron, une docilité et une gentillesse qui détonnaient avec la morphologie du personnage. Mon collègue me répondit :
-« C’est effectivement surprenant. Toutefois si notre géant est très long à s’irriter, ses colères sont quelquefois féroces. Voici quelques années il reçut la visite d’un gringalet en costume sombre portant cravate et chapeau melon. Il serrait un maroquin sous son bras.
Cet énergumène, débarqué d’une lointaine sous-préfecture de la Métropole, avait été expédié à cause de son zèle intempestif. Il informa le forgeron qu’il était inspecteur des contributions et lui demanda à voir ses livres :
-« Mes livres ! Mes livres ! répondit le Vulcain abasourdi, mais je n’ai jamais rien lu de ma vie. C’est à peine si je donne un coup d’œil aux photos et dessins de l’Echo d’Alger. »
-« Je parle des livres comptables avec les écritures débits et crédits ».
-« Mais je n’ai aucun crédit. Je paie tout comptant. Je ne dois rien à personne » s’indigna notre titan.
-« Arrêtez de faire le malin ! Vous savez que vous avez obligation d’enregistrer toutes vos recettes et vos dépenses ».
-« Mais je n’enregistre jamais rien » Tenta d’expliquer le brave forgeron. « Je mets tout dans une caisse et, quand j’ai besoin d’acheter quelque chose, je puise dedans ».
-« Dans ce cas, je veux voir combien vous avez en caisse. Je me contenterai de constater que le disponible constitue votre bénéfice mensuel que je taxerai par le nombre d’années pour lesquelles vous avez omis les déclarations d’usage. Le tout sera augmenté du multiplicateur de pénalités. Voyons cette caisse. »
-« Mais je vous la montrerai pas » répondit l’artisan outré par une telle exigence.
-« En ce cas, je vous somme d’obtempérer faute de quoi je saisirai tout votre matériel. »
Alors notre agneau fut pris d’une rage subite et cria à son collègue :
-« Sartoun ! Ferme le portail et lâche les chiens. Nous allons apprendre à ce monsieur comment lire bien en courant vite. »
Aussitôt détachés, les molosses se mirent à aboyer aux basques du gabelou. Il chercha en vain à escalader le portail puis les murs pendant que les chiens mettaient en lambeaux son beau costume. Après une douzaine de tours de piste, il vint se réfugier sur le figuier. Les voisins alertés par ses hurlements, vinrent assister au spectacle en se gardant bien de lui porter secours. Mortifié, exténué, l’homme vivait sa crucifixion après ses douze flagellations.
Vers trois heures de l’après-midi, il fut libéré. Mais là, s’arrêta la similitude évangélique. Peu disposé de pardonner à son bourreau, il se rendit derechef chez le commissaire de police local pour déposer plainte.
Loin de susciter la compassion, la mésaventure du défenseur des deniers du peuple provoqua une hilarité générale dans le commissariat. Taquin et perfide le représentant de l’ordre argua du peu de crédibilité de l’objet de la plainte et refusa de l’enregistrer. Le forgeron était connu pour son caractère accommodant et pacifique. Enfonçant un clou de plus dans les blessures d’amour-propre du fonctionnaire, le commissaire ajouta narquois :
-« Il est indispensable que nous fassions une reconstitution du délit avant d’enregistrer votre déclaration. »
Outré, le collecteur des deniers de l’Etat partit, toujours en lambeaux, jusqu’à la sous-préfecture afin d’exposer l’objet de sa juste colère.
Mais le sous-préfet se contenta de lui faire conseiller de ne pas chasser de gibiers rabelaisiens sans avoir lui-même d’énormes chiens.
La réminiscence de cette histoire amena sur mes lèvres un sourire qui passa inaperçu au milieu de l’hilarité déclenchée par quelque blague d’un convive que je n’avais pas écouté.
C’est alors que mon tenace inquisiteur me demanda alors :
-« Vous êtes toujours persuadé que vous n’avez eu que de la chance ? »
-« Bien sûr, mais peut-être pouvez-vous m’expliquer pourquoi j’ai été l’objet d’une telle mansuétude ? »
-« C’est simple, vous avez su être juste. Vous avez toujours exprimé la plus grande courtoisie avec les plus humbles qui étaient souvent brimés par des imbéciles. Vous avez été un des rares à savoir accorder une chance à ceux que d’autres rejetaient. »
-« Ce n’était pas de l’altruisme, je faisais mon métier. »
-« J’en étais persuadé mais je n’ai retenu que le côté positif de votre stratégie. »
Et comme il fallait conclure je répondis gauchement :
-« J’ai simplement eu la chance d’être le protégé d’Allah ».
…….
Cette affaire me rappela avec nostalgie l’époque où l’intérêt pécuniaire n’était pas la seule composante des relations humaines. La compétence, la sympathie réciproque et la confiance avaient leur part prépondérante. J’ai souvent appris que des confrères de grande expérience avaient été écartés parce qu’ils s’étaient montrés injustes, irrespectueux, malhonnêtes ou ingrats dans leur entourage personnel ou professionnel.
Nul ne se targuait de pouvoir cacher ses turpitudes en se prévalant du principe trop facile de la vie privée.
Le respect des valeurs humanistes avait alors tout son poids dans les relations d’affaires.
La gangrène de l’Argent Roi n’avait pas encore dévasté les vieilles civilisations.
Le souvenir me revint d’une affaire dramatique. Ce matin-là en arrivant à mon bureau je fus surpris par la présence d’un jeune adolescent, sagement assis dans un fauteuil. Son visage poupin était surmonté d’une tignasse blonde. Ses yeux d’émeraude semblaient s’émerveiller de tout. Il vint me souhaiter le bonjour avec une exquise politesse et la grâce timide d’un Petit Prince de St Exupéry. Son père me dit :
-« Je me suis permis d’amener avec moi mon jeune fils Corilo. Il est actuellement en traitement médical et s’ennuie à la maison ».
Je fis à mon visiteur mes plus vifs compliments sur l’excellente éducation et la mine superbe de son rejeton. Il me confia :
-« Je sais, rien n’y paraît, mais il est souffrant. Le médecin a du argumenter plus d’une heure pour me convaincre que son apparente bonne santé nécessitait des soins soutenus. Toutefois, il m’a assuré que dans quelques mois il ne souffrirait plus.
Nous faisons des projets d’avenir car il se passionne pour mon métier. Il souhaite me succéder. Malgré son jeune âge j’ai pu souvent apprécier la pertinence de ses avis. C’est pourquoi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, il aimerait assister à nos entretiens ».
J’acceptai très volontiers. Il me précisa :
-« Les anciens sont trop souvent caparaçonnés dans les prérogatives de l’expérience acquise avec l’âge.
Ils font religion de l’infaillible logique de leurs raisonnements cartésiens étayés de preuves matérielles indubitables.
La vie m’a démontré maintes fois, que nul ne peut se targuer de détenir la vérité absolue.
Les hommes ont aujourd’hui, perdu cette fulgurante et juste appréciation des événements, des êtres et des choses qui s’appelle l’instinct animal. Cette connotation péjorative conduit nos vaniteux contemporains à dédaigner les formidables capacités cognitives des êtres purs, des animaux, des enfants. C’est pourquoi, je suis fort attentif au moindre signe que peuvent transmettre les êtres vivants, les plantes et même les minéraux. Mais je crains que mon radotage ne vous passionne guère ».
Je rétorquai aussitôt :
-« Nullement. Voici quelques mois votre analyse ne m’aurait pas convaincu. Mais je viens de vivre une aventure qui conforte votre théorie. Depuis deux semaines, j’étais harcelé par un personnage de grande prestance, grandiloquent et exubérant. Il voulait absolument collaborer avec moi. Je refusai d’entendre l’importun. Il poussa l’audace à venir à me relancer jusqu’à mon domicile. Je l’accueillis dans le jardin. Avant qu’il n’ait pu me débiter son discours, mon chien d’habitude très calme, vient lui tourner aux basques en aboyant furieusement. Le visiteur chercha à amadouer l’animal en lui disant : « tu es un magnifique gardien ».
Comme si mon épagneul était agacé par ce compliment hypocrite, je perçus, par une étrange télépathie qu’il me chargeait de répondre :
-« Je vous interdis de tutoyer mon chien. Vous n’êtes pas son ami. »
A peine décontenancé le personnage, acquiesça en riant. Puis il voulut absolument m’exposer son projet. Je répondis gouailleur :
-« Je vous remercie de votre visite. Je demanderai l’avis de mon chien. Mais je crains que vous n’ayez du mal à obtenir sa confiance.
Or ce matin des amis m’ont mis en garde contre ce trop brillant personnage qui est, en fait, un collectionneur de dupes. J’avoue que sans l’hostilité de mon animal, j’aurais pu prendre en considération les fastueuses propositions de ce gredin ».
La suite de notre affaire nécessita plusieurs entrevues qui se terminaient toujours par cette réflexion du père à son fils qui venait de chuchoter à son oreille :
-« Un peu de patience. Puisque je te l’ai promis, nous allons maintenant acheter la bicyclette que tu as demandée ».
Une autre fois c’était une guitare ou des patins. Puis comme s’ils avaient douze ans tous les deux, je les voyais partir en riant et en sautillant, bras dessus, bras dessous.
Mais avec les mois, la gaieté du père me semblait chaque fois davantage factice, surtout le jour où je lui demandai :
-« Pourquoi votre fils n’a-t-il toujours pas repris l’école ? Avec ses capacités extraordinaires, il pourrait faire un diplômé remarquable».
La réponse qu’il me donna me parut trop évasive et me fit frissonner de malaise.
-« Il est tellement heureux de rester entre sa mère et moi, que nous ne voulons pas le priver de cette joie ».
Il voulut continuer mais sa voix devint trop triste et il renonça à chercher d’autres prétextes. Comme notre affaire était terminée, je n’eus plus d’autre visite. Sur le moment je crus que ma curiosité l’avait indisposé. Mais par la suite je sus qu’il avait craint de me dévoiler son secret.
L’année nouvelle venait de commencer.
Muni d’un énorme bouquet de roses couleur saumon, que je savais les préférées de la maman, j’allai présenter mes vœux à la famille du jeune garçon.
Les volets de la villa étaient tous fermés. Les voitures qui stationnaient dans l’allée indiquaient la présence des occupants. Je fus introduit dans un salon où trônait un magnifique arbre de Noël entouré d’une quantité de jouets et de cadeaux. Je m’étonnai de leur présence alors que la fête était passée depuis trois semaines. La pénombre renforçait l’atmosphère lugubre. Je demandais aux parents :
-« J’aimerais bien voir Corilo ».
Le père resta figé. Ce fût la mère qui hocha sa tête aux boucles blondes et grises. Elle leva vers moi son regard d’opale verte. Elle me dit à voix basse :
– « Mais vous n’aviez pas été informé ? Il s’est éteint la nuit de Noël ».
Je restai incrédule, figé de stupeur, incapable de trouver des mots de sympathie qui ne soient pas trop conventionnels. Les formules de circonstance auraient eu un goût de blasphème. Les condoléances me parurent futiles. Les phrases d’amitié me semblèrent obscènes. J’embrassai silencieusement les parents figés dans leur douleur et incapable de prononcer une parole. Je partis portant en moi la douleur d’un père qui survivait à son fils.
Deux ans après les scientifiques découvraient un traitement pour enrayer la leucémie.
……
Quelques années après, je dus affronter une situation insolite. Ce jour-là, j’avais charge de négocier un important contrat d’équipements industriels pour l’Algérie Nouvelle.
Je m’attendais à être reçu dans un bureau par un directeur de ministère accompagné de deux ou trois conseillers. Dans la salle des négociations, je fus surpris d’être confronté à une cinquantaine de spécialistes qui avaient pris place autour d’une immense table.
Pendant toute une semaine et dix heures par jour, je dus, seul, faire front à toutes les questions de tous les représentants des divers corps de l’Etat. Les techniciens du Ministère de l’Industrie pour les prestations technologiques, ceux des Finances pour la rentabilité du projet, ceux du Travail pour les normes de sécurité, ceux de la Construction pour le concept des nouveaux bâtiments et même ceux de la Gendarmerie et de l’Armée pour répondre de la sécurité de l’Etat. Il convenait de s’assurer que les techniciens européens ne cacheraient pas d’inavouables prérogatives.
Dès le matin du troisième jour je fus interpellé par un participant politique qui, me pointant du doigt, se mit à m’accuser :
-« Vous, je vous connais vous êtes un pied-noir ».
-« Ce n’est pas un secret puisque j’ai même tendance à m’en congratuler. »
-« Oui, mais vous, vous êtes surtout un opportuniste qui s’est servi dans le sillage des colonialistes ».
Le directeur et tous les membres de l’assemblée restèrent muets comme si la question les avait surpris. Leurs regards gênés masquaient leur impatience d’entendre ma réponse. Elle fusa spontanément :
-« J’ignore qui vous êtes. Mais moi, je ne me cache pas. Quoique j’ai eu à subir beaucoup d’injustices, je n’ai jamais fait volontairement du tort à qui que ce soit. Alors soyons clairs. Oui ! J’ai servi la France pendant la fin de la colonisation à la période du plan de Constantine. La salle du conseil où nous nous trouvons était celle d’un grand pionnier français de la métallurgie en Algérie.
Oui ! Je suis fier qu’il ait apprécié mes services et qu’il m’ait accueilli en toute amitié. Tout simplement, parce qu’avec son grand-père et son père, il a fait partie de ceux qui ont créé et laissé un héritage industriel en Afrique.
Je trouve inélégant que le portrait de son ancêtre ait été retiré de ce salon alors que la France de Napoléon III a accueilli Abdel Kader avec déférence. Oui ! Je suis ici parce que j’ai apprécié que les anciens cadres techniciens et ouvriers Algériens de ce grand personnage perpétuent son exemple dans son strict esprit de rigueur technologique et de justice. Car ils s’estiment être, par la volonté de l’Histoire, les héritiers de son œuvre exemplaire. Oui ! J’ai reçu une juste rémunération pour mes services, sans plus. Car l’ancien dirigeant gérait plus parcimonieusement les intérêts de son entreprise, que les siens propres. C’est pourquoi il vit aujourd’hui sans haine et sans regret, une retraite bien modeste pour un grand industriel. Non ! Je n’ai pas à rougir des miens. Mon seul souci a été de voir l’industrie algérienne prospérer du temps de De Gaulle, puis pendant le mandat de Ben Bellah et aujourd’hui avec le Président Boumédiène que j’ai eu l’honneur de rencontrer. J’aurais toujours un avantage sur vous : j’ai duré parce que j’étais utile, quelque soit la politique. Vous, j’en doute… »
Puis, dans un silence glacial, je rassemblai mes dossiers et je me dirigeai vers la sortie en pensant :
-« Avec ta maladie de faire un esclandre quand il faut te taire, tu as faire perdre pour les autres et pour toi un prestigieux contrat. En prime si tu ne trouves pas très vite la bonne frontière-passoire, ton départ du pays risque d’être problématique ».
A ce moment, le Président de l’assemblée me demanda calmement, comme si rien ne s’était passé :
-« Si vous souhaitez aller aux toilettes, il est inutile de prendre vos dossiers. Nous ne sommes pas des gens à les fouiller pendant votre absence».
Après la pause, mon contradicteur avait définitivement disparu. Evidemment personne ne le connaissait.
La suite fût d’une extrême cordialité. Le respect réciproque avait fait place à la méfiance. Mes arguments n’étaient plus contestés. La signature du contrat était acquise pour le matin de mon départ. Mais pour des détails, l’heure passait et l’instant du décollage de mon avion était proche. J’en fis part au Président de séance qui me répondit :
-« Ne vous tracassez pas, quel est votre numéro de vol ? »
Comme je lui montrai mon billet, il se retourna vers sa secrétaire et demanda :
-« Passez-moi la tour de contrôle. »
J’arrivai sur la piste avec un certain retard, escorté d’argousins. Les autres passagers me regardaient avec l’extrême suspicion que mérite tout individu qui avait l’apparence d’être expulsé manu militari.
Pendant le retour, je repensai à mon extravagant accusateur. A l’évidence sa tirade n’était pas tout à fait fortuite.
Connaissant le mépris souverain des Algériens envers les traîtres, j’en conclus que cette épreuve n’avait d’autre but que de les persuader que je n’étais pas de ceux qui se renieraient au cours des inévitables difficultés qu’engendrent les grands contrats.
La fiabilité du signataire mérite que l’on s’entoure de quelques précautions… et de garanties… En étalant ma susceptibilité et mon mauvais caractère, j’avais été, sans le vouloir un bon diplomate.
Quant au retard imposé à l’avion, il fallait bien que je me persuade de qui était le nouveau maître…
Bordj el Kiffan – Septembre 1971
Le mépris dissimule la faiblesse.
Le respect masque la force.
J-P B