8. Les roses du tombeau

« Soyez sûr que je viendrai », lui avait murmuré Baluvine. Solric conservait dans sa tête comme un bourdonnement, les paroles prononcées la veille d’une voix chaude et fiévreuse, alors qu’ils étaient tous deux alanguis par la musique berceuse d’un slow.

La jeune fille lui avait dit en acceptant son invitation à danser : « Je vous préviens, le garçon qui m’accompagne est mon fiancé. Il est jaloux. Soyez donc discret ».

Mais Solric désirait trop cette chair blonde et avait profité de la pénombre pour l’embrasser. Après la danse, il avait préféré quitter l’ambiance ouatée de « l’Amiral » pour rentrer nostalgiquement chez lui. Aujourd’hui, il était sûr qu’elle serait présente au rendez-vous, devant les majestueuses colonnes roses, baignées de soleil, de la place du Capitole.

C’était une splendide journée de Mai, douce et sereine. Toulouse était presque déserte. Tout le monde avait pris le chemin de la campagne. Solric n’avait pas prévu que Baluvine viendrait avec Violina et qu’elle lui dirait d’un ton narquois :

« Vous m’excuserez, mais je ne puis venir avec vous. Alors soyez aimable de tenir compagnie à mon amie pour cet après-midi ».

Le jeune homme perçut aussitôt que Violina était amoureuse de lui. Ses regards trop insistants l’agaçaient. Mais, il avait été pris de court par ce piège.

Profitant de la surprise, Violina s’était promptement installée dans la voiture. Mis devant le fait accompli, Solric demanda :

« Que suggérez-vous ? La ville ou la campagne ?»

La jeune fille proposa Garridech son village natal, comme but de la promenade. Son cicérone prit la direction d’Albi.

Les collines et les champs étaient recouverts de blés verts et ondoyants, s’étendant jusqu’à l’horizon qui se fondait avec le ciel d’un mauve bleuté. Violina proposa de laisser la voiture à l’entrée du hameau et de continuer à pied. L’air tiède et embaumé était doux et enivrant. La campagne bruissait des chants de milliers d’insectes et d’oiseaux. Les jeunes gens marchèrent longtemps en bavardant. Violina raconta à son compagnon toute son enfance, ses joies de petite fille lorsqu’elle vivait dans cette bourgade, au milieu de la nature et des animaux. Sur le passage des promeneurs, les pigeons s’envolaient dans un froufroutement d’ailes et les poules craintives cessaient de picorer pour rassembler leurs poussins.

Bientôt la jeune fille se fit plus sentimentale et s’enhardit à passer son bras autour du jeune homme. Il préféra oublier son rendez-vous décevant pour se montrer moins farouche. C’est alors qu’il se décida à la regarder. C’était une grande fille brune avec de longs cheveux noirs. Elle ne manquait pas de charme et les efforts qu’elle faisait pour séduire son compagnon étaient fort plaisants. Sa conversation était enjouée et agréable. En outre, Solric goûtait le plaisir de se sentir courtisé par une jolie fille. Il pensait que la journée n’aurait pas manqué d’imprévu.

Ils reprirent le chemin du village et longeaient maintenant le mur décrépi qui bordait le cimetière.

Violina en poussa le lourd portail de fer forgé, rouillé par les siècles. Son grincement lugubre et étrange donnait le frisson.

Devant la surprise de son compagnon, la jeune fille expliqua :

« Voyez ce vieux tombeau de pierre, flanqué d’un oratoire, c’est celui de ma famille. Ma sœur jumelle, Brunila, y repose. Elle était très belle. Vous pouvez le remarquer sur son médaillon. Il paraît que je lui ressemble beaucoup. Elle était grande et brune et portait une longue chevelure. Elle a renoncé à vivre voici un an à cause d’un garçon qui l’avait subjuguée puis l’avait oubliée. J’avais beaucoup d’affection pour elle. Aussi de temps à autre, je viens bavarder avec elle et lui offrir une prière. De plus, je sais qu’elle me protège et réalise tous mes souhaits. Si je vous ai amené aujourd’hui ici, sur sa tombe, c’est parce que je suis amoureuse de vous et je veux que vous m’aimiez ».

Violina se recueillit quelques minutes, prit dans sa main les doigts de son chevalier-servant et apposa l’autre main sur la pierre de l’autel de la petite chapelle. Un étrange fluide parcourut à cet instant les veines du garçon. L’hululement d’une chouette le fit sursauter. Il trouva bien étrange d’entendre à cette heure chaude de l’après-midi, le chant de cet oiseau nocturne.

« Ne craignez rien, dit sa compagne, j’ai un pact avec ma sœur, elle perçoit tous mes sentiments et les partage. Le cri d’oiseau que vous venez d’entendre est une extériorisation de son esprit. C’est la preuve qu’elle, aussi, est amoureuse de vous. Maintenant, partons, car ce tombeau est connu depuis des siècles pour ses sortilèges. Un séjour trop prolongé vous rend perméable à ses maléfices ».

Pendant le retour, Violina fut très enjouée et semblait avoir oublié sa lugubre visite. Elle ne cessait de parler et de rire, alors que son compagnon ressentait une forte perturbation et se trouvait distrait et mal à l’aise.

Le soleil se couchait déjà lorsqu’il raccompagna sa nouvelle amie chez elle.

« A ce soir. dit-elle. Viendrez vous danser à l’Amiral » ?

« Certainement ».

« Voulez-vous vers vingt-deux heures » ?

« Très bien ».

Maintenant, la tête de Solric résonnait douloureusement de mille coups de marteau. Il pilotait sa voiture comme un automate. Il fut surpris de constater qu’il roulait inconsciemment vers Albi.

« Pourquoi ?» se demanda-t-il. C’est le moment d’aller dîner, mais je n’ai aucun appétit. Il est préférable d’aller faire une promenade ».

Un panneau indiquait Garridech. Bientôt la voiture longea le mur d’enceinte de la nécropole. Sans s’en apercevoir, il s’arrêta.

Son esprit embrumé redevint clair. « C’est stupide pensa-t-il, je ne puis rester ici ». La voiture démarra à nouveau. Mais à Figeac, il fit demi-tour. C’était l’heure de rentrer. Il faisait complètement nuit. Bientôt, mu par une volonté mystérieuse, il se trouva de nouveau devant le cimetière dont il poussa inconsciemment la grosse porte de fer. Il ne prêta guère attention au long grincement, rendu encore plus lugubre par le silence du soir. Il marcha jusqu’au tombeau.

« J’étais sûre que tu reviendrais » lui dit Violina, qui était assise sur le banc de pierre à l’intérieur de l’oratoire. Une lampe brûlait sur l’autel et le garçon remarqua la robe toute blanche sur laquelle se détachait magnifique et fière, la longue chevelure sombre de la jeune fille. Elle avait un visage fascinant et le regardait avec avidité.

« Ne dis rien et prends-moi ».

« Comment ? Sur la tombe de Brunila ? »

Mais il ne put finir. Une bouche voluptueuse l’aspirait. Il se sentait enveloppé par le corps souple et léger de son amante.

Violina prit Solric par la main et vint s’allonger sur le grand banc de marbre qui emplissait un côté de la chapelle. Elle le couvrit de caresses subtiles et soyeuses et de baisers qui le pénétraient comme des vrilles.

Il sombra alors dans un plaisir onirique.

Il voguait avec Violina dans un ciel diaphane. Il sentait avec délice la brise tiède, glisser le long de son corps nu. Au-dessous de lui, se déroulait un paysage paradisiaque. Une molle rivière, bleutée, serpentait entre des berges de sable doré. Des daturas et des mimosas se miraient dans ses eaux. Violina vint se poser sur la haute coiffe d’un palmier qui se balançait doucement au souffle du vent parfumé par l’odeur subtile des orangers et par l’âpre senteur des vanilliers et des canneliers. Des fleurs d’hibiscus marquaient comme des gouttes de sang le vert tapis des pelouses.

« Allons sur la colline ! », dit-elle. Ils atteignirent sans effort le sommet d’un promontoire qui semblait inaccessible. De là-haut, le paysage était enchanteur. Une succession de roches bistres, bleues et grises, se déroulait comme les veines d’un marbre jusqu’à la longue tâche verte de la vallée, semée des tiges dodelinantes des cocotiers, des nuages blancs et mauves des acacias et des glycines. Tout au fond, calme et scintillante, bleue et argentée, lointaine et immense, s’étalait la mer.

Tout à coup, la lumière s’évanouit et fit place à une totale obscurité. Le froid succéda à la tiède douceur de cet enchantement. A trois fois, Solric perçut l’hululement de la chouette. Il se réveilla d’un bond. La chapelle était vide.

Il appela « Violina !! Violina! ». Il fit le tour des tombes, fouilla toutes les rues du village, puis revint explorer le cimetière.

Lorsque, fatigué de chercher en vain il retourna à Toulouse il était près de minuit.

Il se dirigea vers « l’Amiral », où Violina l’attendait. Elle se leva en le voyant arriver.

Solric éprouva un malaise à la vue de sa robe blanche et vaporeuse.

« Vous venez bien tard », dit-elle

« Vous m’attendez depuis longtemps ? »

« Depuis dix heures. J’ai l’habitude d’être ponctuelle ».

« Qu’avez-vous fait depuis que nous nous sommes quittés ? »

« J’ai beaucoup pensé à vous, j’ai dîné, je me suis préparée. Je suis venue vous attendre sans cesser de penser à vous. J’ai choisi, pour vous plaire, la robe préférée de ma sœur. Vous étiez loin, mais je vous imaginais près de moi. J’étais heureuse, très heureuse. Et vous ? Où étiez-vous ? Vous êtes décoiffé, votre tenue est en désordre, qui vous a laissé dans cet état ? »

Le jeune homme était abasourdi et ne pouvait prononcer un mot. Il était sûr de ne pas avoir rêvé. Hébété, il tournait ses mains dans ses poches. Il fut surpris d’y constater la présence d’un objet métallique. Il le posa sur la table et le regarda ahuri, tandis que Violina était devenue blême.

« Comment avez-vous eu cette gourmette ? » lui demanda-t-elle, la voix altérée.

« Je n’en sais rien » dit-il.

« Vous mentez, vous êtes allé au tombeau ».

« C’est vrai, comment le savez-vous ? »

« Brunila portait cette gourmette le jour de sa mort. Depuis ce bijou avait disparu et malgré de nombreuses recherches, ma mère n’avait jamais pu le retrouver ».

Un fluide glacial envahit le garçon qui repartit sans un mot. Peu après il décida de changer de ville. Dix années passèrent.

Tout était oublié jusqu’au soir où des amis le conduisirent à une fête à Albi.

Alors qu’il dormait profondément dans la voiture, il se réveilla si brutalement que le conducteur fit une embardée et dut s’arrêter.

Solric reconnut le mur du cimetière. Il sortit du véhicule comme un somnambule et se dirigea jusqu’au tombeau de Brunila où il demeura prostré.

Ses amis, muets d’effroi le ramenèrent de force raide et hagard dans sa famille…

 

Note de l’auteur : Hormis quelques détails, la trame de cette histoire est véridique.

Léguevin – Août 1989

Le futur est un passé lointain…     J-P B

 Les « regrets éternels » des épitaphes ne concernent pas les sincères sentiments des survivants, mais de ceux qui enragent de les avoir précédés.     J-P B

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