Je demeure à deux pas du Palacio de los Congresos. Cette prestigieuse adresse de Buenos Aires m’attire souvent les railleries réservées aux nouveaux riches ; mais je ne changerai jamais de résidence pour autant. De monumentales bâtisses de style néo-classique affichent avec insolence leurs somptueuses façades. Elles s’irritent quelquefois de l’ombre tamisée d’immenses arbres qui jaillissent des entrelacs savants des jardins et des roseraies qui bordent les larges avenues. Je me prélasse souvent sous les vertes frondaisons de cette sylve urbaine d’où émergent les fleurs d’un mauve diaphane qui illuminent de leurs corolles grandioses ces arbres de Noël permanents. Je m’étends sur un banc pour mieux contempler leur hypnotique beauté. Je cligne de l’œil et je m’assoupis dans la tiédeur émolliente du printemps. Alors je rêve. Je deviens aussi fugace, imprévisible et aérien que les milliers de pigeons qui peuplent les jardins des alentours. Dans un froufroutement d’ailes, je m’élance de la canopée vers les dômes des temples du Pouvoir. Je savoure la griserie des hommes volants, qui l’espace d’un moment, sont plus puissants que les rois. Quand, enfin dégrisé, par la fraîcheur du crépuscule, j’émerge de mon songe apaisant, je m’étire et manque de choir de mon banc. Heureusement, mon vieil ami Pomaki est là, pour me soutenir. Il me dit sur un ton de léger reproche :
« Je sais que les Esprits t’ont donné le pouvoir de te réfugier dans des univers étranges.
Mais tu dois admettre que tu n’as rien d’un oiseau et que tu es condamné, pour toujours, à vivre au ras du sol. Pourquoi te complaire dans des rêves de sommets au lieu de renoncer à tes songes utopiques.
Quelques instants de félicité illusoire ne peuvent occulter tes longues journées d’atroces souffrances. L’espoir des jours meilleurs est pourvoyeur d’amertume et d’enfer lorsqu’il se transforme d’ami en maître félon. Tu vois, tu titubes comme un ivrogne. Une fois de plus, je vais devoir te porter jusqu’à nos pénates au Banco Frances. Nos voisins, fielleux et jaloux, pourront encore dire :
le Pomaki affiche une morgue de sénateur et Laviro une onctuosité de banquier mais ils rentrent encore saouls, alors que nous savons bien que nous ne nous pouvons nous désaltérer qu’avec de l’eau. »
J’accepte avec soumission la cordiale réprimande. Je ploie modestement le col tandis que mon œil habituellement rond et vif se fait triste et mi-clos.
Alors mon vieil ami me rassure d’un ton ému :
« Ne prends pas cet air d’enfant martyre qui me culpabilise. Je sais déjà, que tu veux encore t’attarder dans les jardins. Bien sûr, tu ne me demanderas rien et tu ne me feras aucun reproche si je t’oblige à rentrer. Mais tu seras tellement déçu que je ferai figure de tortionnaire. Alors, puisque tu le veux, restons encore un moment. »
Mon brave compagnon ne pouvait me faire plus grande joie. J’admire une fois de plus sa grande et massive stature. Sa face burinée est encadrée d’une chevelure aussi abondante que désordonnée. Sa barbe hirsute couvre sa large poitrine. Son aspect de pirate nonchalant s’accommode étrangement avec celui des autres personnages qui hantent les abords des Palais Nationaux : sénateurs compassés, ministres hautains semblent lui avoir communiqué leur mimétisme par leur auguste démarche.
Même pour simplement s’asseoir sur un banc, il bombe le torse, ploie les deux genoux en une synchrone majesté. Puis, il pose délicatement son auguste céans sur le bois poli qui parait honoré de l’accueillir. Il me serre contre lui. Certain de son indéfectible affection, je sombre à nouveau à l’appel de Morphée. Je sais que nul ne pourra venir me troubler. Avec une angélique patience, mon protecteur attentionné déjouera les pièges du gamin qui arrivera sournoisement par derrière afin de me pousser au sol. Il fera fuir l’écolier farceur qui tentera de rompre mon sommeil en vidant un gobelet d’eau sur ma tête. Il décèlera, caché derrière un buisson, le petit vaurien armé d’une sarbacane, tout prêt à me lancer son perfide projectile. Avant qu’un grand malheur ne m’arrivat, j’avais beaucoup de plaisir à côtoyer et à jouer avec tous ces turbulents garnements. Souvent je faisais la course avec eux. Grâce à mon exceptionnelle agilité je les distançais facilement. Cette suprématie fût à l’origine de ma perte. L’un des gamins, plus irascible et vaniteux, convainquît ses lâches camarades de me tendre un piège. Je fus immobilisé et vaincu par le nombre. Le plus vindicatif s’acharna sur ma faible personne. Il communiqua sa férocité à ses ignobles compagnons. En quelques secondes mon corps pantelant gisait au sol. Tous ces charmants bambins, qui s’étaient tant amusés de mes facéties m’avaient condamné à une mort affreuse. Ma souffrance faisait hurler de joie ces féroces barbares. Pas un ne vint à mon secours ni ne chercha à calmer les autres. La férocité et la haine n’ont nul besoin de temps pour établir leur demeure dans l’âme humaine. Ces perfides amis étaient prêts à m’achever en me piétinant quand apparut Pomaki.
Outré par la lâcheté de mes jeunes assassins, il se lança sur eux et les fit déguerpir à coups de canne. Puis il me fit soigner.
Mais les séquelles étaient irrémédiables. Je suis infirme à vie. Mes membres endoloris ne me portent plus guère. Mes avant-bras ne sont plus que moignons. Aujourd’hui je bénis le Ciel de m’avoir laissé un œil et surtout d’avoir eu pitié de mon malheur en me dotant d’un protecteur si généreux.
Il prend son rôle très au sérieux et ne laisse à quiconque le soin de s’occuper de moi. Il est fort discret et ne m’a jamais raconté sa vie antérieure. Mais je soupçonne qu’un homme de sa classe a dû connaître de grands déboires et d’amères déceptions pour reporter sur une pauvre créature estropiée, toute l’affection que le monde moderne lui a refusée. Alors, quelquefois, pour lui témoigner mon amour et ma reconnaissance je roucoule de plaisir. Au fait, je ne me souviens pas de m’être présenté à vous. Je suis Laviro, le pigeon infirme de la Plaza de las Naciones et Pomaki est l’adorable clochard qui m’a recueilli. Il a gardé de sa grandeur passée des goûts de luxe. Il ne fréquente que les abords des palais et n’accepte pour son repos nocturne que les sas climatisés des automates des banques prestigieuses.
Note de l’auteur : ce récit n’est pas seulement le fruit de mon imagination. J’ai été témoin de l’amitié du clochard de Buenos Aires pour son pigeon martyrisé. Je dédie ce récit aux puissants qui croient à la pérennité de leur pouvoir.
Buenos Aires, Février 2008
Quand le ciel est gris : souris ! J-P B
Dans le monde des riches et des palais, l’amitié varie avec la fortune mais dans le monde des gueux elle prospère dans le dénuement.
J-P B