Aprilo Pear, brun, petit, râblé, avec ses yeux en amande ne ressemblait en rien à ses compatriotes anglais. Il était ce jour-là soucieux et contrarié à cause de ses proches qui le harcelaient d’accepter l’invitation du Prime Minister. Aprilo imaginait à Downing Street, les mines allongées de ses anciens collègues, à la lecture des journaux. Toute la presse relatait la chute vertigineuse de la popularité du chef du gouvernement.
A l’évidence, la stratégie du « Cabinet » était de détourner l’attention populaire sur la vie extraordinaire de Mr Pear en dévoilant son rôle secret dans les affaires du royaume. La divulgation de son fabuleux destin aurait tenu en haleine les Londoniens pendant quelques semaines. Une présentation à la Reine et un anoblissement auraient touché le cœur des Sujets de sa Gracieuse Majesté. Le Premier Ministre en aurait profité pour faire passer discrètement les mesures impopulaires qui s’imposaient dans l’urgence.
Pear avait parfaitement deviné la manœuvre et ne voulait nullement la cautionner à son propre détriment.
Pendant deux décennies son rôle et sa spécialité avaient été d’anticiper les stratégies des gouvernants pour mieux les manœuvrer par l’intoxication et les fausses nouvelles afin d’en triompher.
Fils d’un pauvre charpentier, Pear était né dans un misérable taudis de East End.
Destiné à une vie modeste, le sort lui fut favorable au pire moment, alors qu’il était enseveli sous une montagne de décombres, après un bombardement de la Luftwafe, au début de la deuxième guerre mondiale.
Grâce à son extraordinaire vitalité, il avait pu, en deux jours de lutte contre les éboulis, se frayer un boyau jusqu’à l’air libre. C’est à ce moment que Sir Churchill, qui était venu encourager les familles meurtries, le vit surgir des gravats comme un ressuscité sortant d’une tombe. Un collaborateur du grand Winston se précipita vers le miraculé afin de s’enquérir de son état. Pear répondit sèchement :
– « Au lieu de venir vous apitoyer après coup sur notre sort, vous auriez mieux fait d’anticiper l’adversaire car tout cela était parfaitement prévisible ».
– « Ah ! Vraiment ! » répondit, outré, le digne fonctionnaire. « C’est toujours facile de prévoir ce qui s’est déjà passé. Mais, Monsieur le Devin, seriez-vous aussi brillant si je vous mettais au défi de m’exposer l’avenir ? » Pear répondit :
– « Absolument ! Mais cela, je le dirai uniquement au Premier Ministre ».
– « Bien, et puis-je savoir, jeune homme, d’où vous tenez votre science divinatoire ? »
– « J’étais conseiller des empereurs mongols et chinois ».
– « Si j’en juge par l’empereur P’ou-Yi, vos récentes performances n’ont pas été brillantes »
– « Ce personnage ne m’intéresse pas. Je servais à la cour du grand Khubilay Khan ».
Convaincu de dialoguer avec un fou, le secrétaire tourna les talons et rejoignit le cortège afin de raconter à Churchill son étrange entretien.
Le Vieux Lion fut très impressionné et demanda :
« Et qu’a-t-il prévu ? »
« Je ne sais pas, il ne veut en parler qu’à vous. »
Convoqué dès le lendemain au ministère, Pear fut investi d’une étrange mission. Il oeuvra dans l’ombre la plus opaque à déjouer les plans de l’ennemi qu’il manœuvra jusqu’à la capitulation.
Après la guerre, Aprilo devint un consultant très spécial. Pratiquement analphabète, sans aucune capacité professionnelle, il dénouait les intrigues juridiques et financières les plus complexes pour le compte d’énormes multinationales ainsi que pour de puissants gouvernants.
Quand ses clients lui demandaient d’où il tenait son savoir et ses dons de stratège, il répondait invariablement :
« J’ai tout appris à la Cité Interdite ».
Devenu riche et malgré tous les attraits de la capitale anglaise, Pear avait gardé l’horreur de la ville et de la promiscuité. Il préférait vivre discrètement à la campagne.
Son magnifique domaine s’agrémentait d’une superbe roseraie peuplée de rarissimes variétés qu’il dorlotait de ses soins assidus. Ni ses voisins, ni ses proches ne soupçonnaient les activités secrètes du gentleman-farmer. Il était intimement persuadé qu’il devait rester dans l’ombre et résister aux alléchantes offres de publication de ses mémoires.
Mais il savait que, par pure politique, le chef du gouvernement aux abois ne lui laisserait pas de répit et le contraindrait à s’exposer au grand jour.
Refusant de trahir ceux qu’il avait toujours loyalement servis, il décida d’en référer à Churchill qui s’était retiré à Marrakch.
En débarquant en plein hiver sur le sol chérifien, Pear ressentit une étrange révélation. La fabuleuse luminosité et l’euphorisante tiédeur de l’air marocain le remplirent soudainement d’allégresse.
Après les brumes glaciales et déprimantes de la campagne britannique, il savourait l’ambiance paradisiaque des jardins colorés de fleurs et bruissant d’oiseaux de l’hôtel Mamounia.
A l’austère rigueur anglaise, s’imposait ici une foule de couleurs, de rondeurs, de grâces et de senteurs.
Les courbes, les nuances, l’harmonie flamboyante imaginées par le styliste Français Majorelle, donnaient au palace marrakchi un avant-goût du paradis et un parfum de sereine éternité.
Tout un équilibre grandiose enchantait l’œil et réjouissait l’âme. Dans les jardins, le bonheur triomphant imprégnait la vie de tous, depuis le paon majestueux à la minuscule fourmi qui traînait, guillerette, une lourde brindille sur le sable doré des allées.
Ah ! Qu’il devait être facile à tous, serviteurs en livrées chamarrées comme princes des arts ou des finances, d’afficher leur délicate courtoisie et leur extrême gentillesse, si naturelles en cet Eden de privilégiés.
Aprilo retrouva son vieux maître, assis devant son chevalet de peintre, en train de croquer sur la toile l’émeraude et le rubis d’un hibiscus.
Seuls les merles et les perroquets auraient pu nous rapporter la conversation des deux hommes. Mais les habitants des frondaisons étaient plus habitués à la langue d’Ibn Khaldoum qu’à celle de Shakespeare et ne s’intéressaient guère aux conciliabules des deux comploteurs.
Leur joyeux concert brouillait irrémédiablement toute tentative d’écoute indiscrète. Il est donc permis de supposer que le Vieux Lutteur donna un conseil de sagesse et de prudence à son protégé qui télégraphia peu après à ses proches :
« J’ai décidé d’oublier l’Angleterre et de finir ma vie au Maroc ».
Le chef de cabinet de sa Majesté fut consterné par la défection imprévue de ce collaborateur secret qui refusait popularité et honneurs pour se retirer dans une lointaine contrée.
Il envisagea de révéler à des journalistes la vie secrète de l’occulte mentor.
Mais il était probable que Pear aurait nié toute implication. Le gouvernement aurait été ridiculisé par cette affaire aux relents d’oracle sulfureux et de magie noire. Puisque le conseiller spécial du Prime Minister avait décidé de se retirer dans l’Atlas, ses anciens collègues préférèrent l’oublier.
Notre heureux exilé entreprit de chercher une résidence. L’architecture exquise des villas de la Palmeraie le séduisit. Tout y était fascination pour le regard : les façades ornées de portes en ogive, les patios bruissant de l’eau des fontaines, les vastes salles fraîches aux plafonds de cèdre sculpté, les murs et les sols décorés de zelliges de céramique qui dessinaient de savantes arabesques multicolores.
Pear se voyait converti à l’islam, entouré de ses femmes, menant une vie nonchalante, dissertant sur le Coran, pérorant sur l’exquise civilisation Andalouse, ou cultivant son jardin afin de créer de nouvelles et superbes variétés de roses en mariant couleurs et parfums.
Son choix était presque décidé lorsqu’il entreprit de visiter l’Atlas. Après les remparts de Ouarzazate, l’Anglais s’engagea sur une route sinueuse qui longeait le Jebel Sargho dont les berges abruptes s’illuminaient du cramoisi des lauriers roses. En cette fin de janvier, un soleil printanier scintillait sur l’eau des oueds grossis par les pluies d’hiver. Par endroits, la route était inondée.
Il fallait renoncer à poursuivre son chemin ou se risquer dans deux coudées d’eau, au péril de noyer le moteur du véhicule et d’attendre d’hypothétiques secours. Après quelques difficultés, Aprilo arriva le long de l’oued Draa.
Au débouché d’un virage surgit, comme par magie, un ksar de pisé bistre qui se détachait majestueusement sur le ciel limpide.
Pear s’enthousiasma aussitôt pour cet édifice aux fragiles façades sculptées d’arabesques usées par le temps et les pluies. Le propriétaire accepta très aimablement de lui faire visiter sa demeure.
Aprilo fut conquis par la disposition des pièces autour d’un patio planté d’arbres fruitiers, constellés du duvet blanc et rose de leurs fleurs nouvelles. Des orangers à larges feuilles vernissées couvaient à leurs pieds de jeunes pousses de fèves aux inflorescences de papillons.
Chaque étage du logis comportait un appartement avec cuisine et bain, réservé à une épouse.
Tout en haut, la résidence du maître trônait comme un mirador d’où l’on pouvait admirer à perte de vue la campagne couverte des damiers couleur d’émeraude des blés tendres, des fèves veloutées et des pousses de tournesols. La montagne rougeâtre barrait l’horizon et renvoyait l’écho du braiment des ânes et du chant des coqs. L’air diaphane donnait aux bruits une sonorité d’une parfaite pureté.
Enchanté par ce paysage biblique, Pear entreprit avec le maître des lieux de laborieuses négociations pour le convaincre de lui vendre sa demeure. Alléché par une surenchère de prix, l’homme finit par céder. Dès le début du printemps l’Anglais passa sa première nuit dans sa nouvelle maison. Il dormait profondément lorsqu’il perçut l’effleurement d’une plume sur son visage.
En ouvrant les yeux il distingua, comme dans une brume, un jeune homme revêtu d’une gandourah de fête ornée de broderies. Il était assis sur son lit. Son visage, auréolé d’une lueur bleuâtre, exprimait la sérénité.
Plus surpris qu’inquiet Aprilo demanda :
– « Qui es-tu ? Que fais-tu là ? »
L’homme répondit :
– « Tu ne me reconnais pas ? Je suis le créateur de l’architecture des ksars et le véritable propriétaire de cette maison, celui qui l’a construite de ses mains. »
– « Mais cet édifice a été fait voici quatre siècles».
– « Je le sais bien, regarde-moi attentivement, tu ne TE reconnais pas ? ».
Aprilo blêmit. Effectivement l’homme lui ressemblait comme un sosie.
Il conversait donc avec son double comme d’autres se parlent à eux-mêmes, face à un miroir. C’est alors que, comme une ancestrale mémoire ressurgie d’un passé fort lointain, son visiteur lui raconta son épopée.
« A cette époque, je m’appelais, en fait, TU t’appelais Rafni. Tu ne t’en souviens guère, mais c’est pourtant ta propre histoire que je te raconterai demain ».
Le fantôme s’évanouit dans l’esprit embrumé d’Aprilo qui replongea dans un sommeil pesant.
Le chant du coq réveilla Mr Pear qui se leva d’un bond, pressé d’admirer le superbe lever de soleil qui paraît les collines du Jebel Sargho de touches mauves et roses. Toute une déclinaison de couleurs douces et indécises semblait surgir de la palette d’un peintre impressionniste. Pear huma avec délice l’air frais et parfumé qui le rendait léger et euphorique. Il contemplait avec émerveillement le paysage qui servait d’écrin au joyau d’architecture qu’était le ksar qu’il venait d’acquérir.
Toute la matinée, il arpenta les pièces de sa demeure. Il faisait mille projets de rénovation, de décoration et de confort avec l’entrepreneur qu’il avait envoyé quérir. Après un succulent tajine de mouton, il goûta aux nèfles et aux abricots de son verger. Dans l’après-midi, il fit la connaissance de son berger et du cheptel du domaine.
Ce n’est qu’au coucher qu’il se remémora la visite du « Djinn». Mais le souvenir de leur conversation était confus. Il fut persuadé d’avoir rêvé et s’endormit.
Pourtant la sensation d’une présence le réveilla au milieu de la nuit. Le spectre était assis au pied du lit et lui dit simplement :
« Comme promis, je suis venu te remémorer l’histoire, ton histoire, de l’époque où tu étais Rafni. C’était le fils d’un pauvre Fellah qui trimait tout le jour pour une maigre pitance. A l’adolescence, il s’enflamma d’amour pour Zorina, la fille de son patron. Elle aurait bien voulu l’épouser mais son père la destinait à un riche marchand. Assurée de l’amour impétueux du jeune garçon, elle lui suggéra d’aller demander sa main à son père ».
Le maître éclata de rire et répondit :
« Je te donnerai ma fille lorsque tu pourras lui offrir un palais entouré de jardins plantés de roses ».
Loin d’être découragé par cette boutade, le soupirant ne retint que la perspective d’épouser la femme aimée. Il se mit à réfléchir aux méthodes lui permettant de construire un palais.
Il avait remarqué que la boue, charriée en hiver avec de la paille et des branchages devenait, sous le soleil d’été, aussi dure que le roc. Il venait de découvrir le pisé. Il entreprit aussitôt de construire un mur qui s’avéra fort solide.
Mais pour bâtir un palais il lui fallait des outils. Il réunit ses économies et se mit en route avec son âne pour Marrakch. Malgré l’hiver, la traversée des villages se faisait sans encombre. Mais bientôt il fallut aborder la piste des cols de Tizi N’Tichka Dades.
Le pauvre âne grelottait tellement que son maître dut se dépouiller de son burnous pour lui protéger les flancs. La longue marche s’avéra périlleuse sur la méchante piste taillée dans la roche friable. Le courageux animal et son cavalier durent supporter bravement le froid et les privations.
Enfin, après une longue descente, apparut dans la plaine, la cité de Marrakch, protégée par ses remparts. La ville sembla immense à Rafni qui n’avait jamais vu de sa vie que quelques douars fort modestes.
Il fut émerveillé par la magnificence des palais et étourdi par la foule bruyante qui envahissait les rues.
Lorsqu’il parvint sur la place Jamaa la Fna, il fut abasourdi par les rumeurs, les musiques et l’excitation ambiantes. Le chant aigrelet des flûtes des charmeurs de serpents se mêlait à la grave mélopée des tambours des derviches et à la sonorité métallique des tambourins des danseurs.
Des cracheurs de feu jouxtaient des avaleurs de sabres, des funambules et des montreurs de singes savants. Les dizaines de kannouns des gargotiers ambulants embaumaient l’air d’odeurs de méchouis, de chorba, de ksiksou et de thé à la menthe.
Dans le souk tout proche, régnait une odeur de cuir dispensée par les fabricants de babouches, de chaussures et de sacs. Plus loin, la confrérie des parfumeurs gratifiait le chaland de mille senteurs de jasmin, de roses et de fleurs d’oranger.
Au détour d’une venelle les odeurs suaves ou fortes du safran, du kamoune, du paprika et d’innombrables épices agaçaient les narines du promeneur. Juste à côté, des amoncellements de cages retenaient toutes sortes d’oiseaux, de reptiles, de singes, de volailles et d’animaux de ferme et de compagnie.
Rafni, émerveillé, n’avait pas assez d’yeux pour tout voir ni d’oreilles pour tout écouter.
La lune était déjà haut dans le ciel lorsqu’il s’avisa de chercher un « fandak » pour passer la nuit. Mais le prix demandé pour une modeste cellule lui paraissait exorbitant pour son maigre pécule. Il ne pouvait l’écorner au détriment de l’achat d’indispensables outils. Il décida de se lover dans quelque encoignure pour dormir. Après un lourd sommeil, il se réveilla le cœur plein d’allégresse.
Mais une sourde inquiétude l’envahit lorsqu’il s’aperçut de l’absence de son âne. Il l’appela en vain puis partit à sa recherche. Au bout d’un moment la faim le tenaillait. Il voulut acheter une galette mais sa bourse s’était volatilisée.
Alors le désespoir l’envahit. Comment retourner dans son village sans les outils et les vêtements qu’il s’était promis de ramener ? Comment faire construire le palais qu’il destinait à sa bien-aimée ?
Le « Djinn» arrêta sa narration, s’approcha de la lucarne et dit :
– « L’aube va bientôt poindre. Je te raconterai la suite dans trois nuits ».
– « Et pourquoi pas demain ? ».
– « Demain, je serai très loin dans un monde de lumière qui se trouve bien au-delà des étoiles. »
Et le fantôme s’évanouit dans la nuit.
Cette fois Pear eut du mal à se rendormir.
Il avait pris conscience qu’il n’avait donc pas rêvé la précédente nuit. La narration du spectre lui démontrait, à l’évidence, l’imbrication des liens entre les mondes des corps et des esprits entre les époques passées et futures.
Alors qu’il s’était toujours souvenu des détails de son existence asiatique, sa vie africaine plus récente et plus proche n’avait jamais ressurgi à son esprit. Lorsqu’Aprilo se réveilla, Ramidou, l’ancien propriétaire était venu lui rendre visite. Il paraissait fort embarrassé et finit par lui avouer :
– « Depuis que j’ai dit à ma fille que je t’avais vendu la maison, elle me fait des reproches épouvantables et ne cesse de répéter que je l’ai privée de l’héritage de ses ancêtres. Elle dit que cette félonie me portera malheur ».
– « Soyons sérieux, répondit le nouvel occupant, au prix où tu m’as vendu cette demeure, tu peux en acheter trois autres ».
– « Je le sais bien, mais ma petite Lusina m’est plus chère que mes yeux. Elle est diplômée de l’université de Rabat. C’est une passionnée de généalogie. Cette maison est restée 400 ans dans la famille et elle ne devait pas en ressortir. Je suis prêt à te rembourser et à te payer un dédit ».
– « Pourquoi un tel entêtement ? Cette propriété ne cache ni or ni pétrole. Sa rénovation va être longue et coûteuse. Tu as fait une bonne affaire en la vendant ».
– « Si je te dis la vérité, tu vas penser que je suis fou ».
– « Parles quand même ! »
– « Depuis toujours le ksar est hanté par un fantôme, un « Djinn». Mon grand-père et mon père n’ont cessé de me répéter que leurs ancêtres leur avaient fait jurer de ne jamais vendre notre demeure à un étranger.
Celui qui ferait ce sacrilège mourrait dans d’atroces souffrances. Je n’y avais jamais cru mais depuis quelques jours, je sens une main de fer qui triture mes entrailles ».
– « Mais qui te dit que je suis un étranger. »
– « Tu es bien un anglais ? »
– « Non, je suis aussi un anglais ».
– « Je ne te comprends plus. Tu es encore plus mystérieux que les poètes persans. Que dois-je répondre à ma fille ? »
– « Allah est grand ! ».
– « Je crains que ta nouvelle sagesse coranique ne la transforme en furie », répondit la pauvre Ramidou qui s’en retourna l’air désolé et l’échine courbée.
Puis Mr Pear passa sa journée à la rénovation du Ksar. Comme prévu pendant la troisième nuit, le spectre réapparut à Aprilo pour continuer son histoire :
Le pauvre Rafni, démuni de son âne, lesté de sa bourse, le ventre creux, échoua devant la porte d’un palais. Il se lamentait si fort que le chaouch, incommodé par ses jérémiades, se mit à le chasser brutalement. C’est à ce moment qu’apparut Molayuk Pacha, le maître des lieux. C’était un homme érudit et de grande sagesse. Il voulut connaître la cause du désarroi du jeune inconnu qu’il invita à lui narrer son histoire. Emu par la candeur naïve de l’amoureux en grand désespoir, Molayuk lui proposa :
« Je vais te présenter à mon esclave Ginato. C’est un architecte italien qui m’a été vendu pour une fortune. Je ne regrette pas mon argent car il est d’une très grande compétence. Je l’ai chargé de rénover mon palais. Ainsi tu pourras l’aider et acquérir la science qui te permettra un jour de construire le tien ».
Rafni accepta volontiers cette offre inspirée du Ciel. Pendant deux années il apprit à tailler et appareiller les pierres, à utiliser les outils, à prendre conscience des mesures, à écrire et à dessiner des plans, à conduire l’eau, à interroger les astres, à écouter la terre et le vent.
Puis un jour, il put à nouveau acquérir un âne qu’il chargea d’outils et revint au village.
Nul ne l’attendait plus sauf Zorina, toujours fidèle.
Elle avait refusé farouchement tous les galants pressentis par son père. Puis elle avait dépéri à un point tel que plus personne ne daignait s’aventurer à demander sa main. Le « toubib » avait proposé un séjour revitalisant auprès de l’océan. Son père l’avait faite conduire chez une tante à Essaouira où elle se morfondait.
Rafni fut autorisé à lui écrire. Il fut persuadé en retour de son amour. Il entreprit la construction du ksar dont il avait établi les plans depuis des mois. Grâce à son pécule et à l’aide de ses frères, il put mener rapidement à bien les travaux. Puis, il se rendit à Kélaa, le paradis Marocain des roses, pour acquérir, outre des plants de roses, la science nécessaire pour les faire prospérer en multipliant les espèces.
Moins d’un an après son retour, il put faire visite au père de Zorina et lui rappeler sa promesse de lui donner sa fille dès que le ksar serait construit.
Effondré, l’homme répondit :
« Je te l’aurais donnée sans palais, ni jardin, ni rose, car la pauvre n’est plus que l’ombre d’elle-même. J’ai eu tort de m’entêter à contrarier son amour. Si je l’avais écoutée voici trois ans, elle serait toujours belle, forte et joyeuse et moi j’aurais deux ou trois petits-fils au lieu de me trouver sans autre descendance qu’une fille à l’agonie ».
Le « Djinn» fit une pause puis, avec un ton solennel, déclara :
« Tu trouveras au fond de la roseraie, sous un énorme eucalyptus, un cénotaphe qui contient sa dépouille et sa lettre ultime d’amour qu’elle t’avait écrite pour t’annoncer son départ au paradis et te recommander de l’attendre.
Rafni, inconsolable, fit don de sa maison à ses jeunes frères et se retira dans une grotte à flanc de Jbel, où il finit sa vie en ermite. Tous les mois, il venait se recueillir sur le tombeau de sa bien-aimée qu’il couvrait de roses. A la fin, il était tellement décharné et fantomatique qu’on l’appelait le Djinn.
Quand il mourut et quand son esprit abandonna son pauvre corps, nul ne s’aperçut de la transformation, car il était déjà un zombie bien avant sa mort.
« Mais aujourd’hui j’ai fini mon existence de spectre. Le temps est proche où, au-delà des siècles, l’amour va triompher. Aussi, je ne perturberai plus tes nuits mais je veillerai toujours sur toi. Tu seras bientôt l’heureux époux de la fidèle Lusina. Elle s’appelait Zorina lorsque tu étais Rafni. »
Ainsi le ksar restera à jamais dans la famille de son bâtisseur et nulle douleur ne viendra triturer les entrailles de Ramidou, ton prochain beau- père.
Mohammedia – Janvier 1997
L’Ambition c’est l’art de faire l’impossible en toute simplicité. J-P B