3. Un parfum de volupté

Je suis issue d’un rejeton de la branche robuste de mes fertiles ancêtres de Zhongguo. Voici bien longtemps ils délaissèrent leurs lointaines contrées pour venir s’enraciner dans le sol hospitalier de la doulce France. C’est sur les coteaux ensoleillés de Châteauneuf et de Sartoux, au pied des collines de Grasse, que s’épanouit leur superbe descendance. La beauté et la grâce de mes lointaines aïeules étaient déjà proverbiales. Certaines d’entre-elles firent la conquête des plus grands personnages du royaume de France : ducs et maréchaux, prélats et écrivains, ministres et ambassadeurs. Quelquefois des rois et des empereurs se prirent de passion pour leur allure altière, leur envoûtante beauté, leur teint de nacre et même leur piquante insolence. Nombre d’entre-elles quittèrent les rivages méditerranéens pour s’abandonner aux fastueux conquérants qu’elles avaient fascinés. Reines sans couronne, elles se voyaient offrir jardins et manoirs, parcs et châteaux des bords de Loire. A Chambord ou Chenonceaux, loin de l’étiquette des cours, elles menaient une vie de loisirs et de fêtes somptueuses toujours choyées, adulées, courtisées. Les poètes chantaient leur majestueuse beauté. Les plus valeureux de leurs soupirants se lançaient dans de dispendieuses folies pour les séduire. Même les Princes de l’Eglise se dévoyaient de leur pieux sacerdoce pour s’entourer, à grands frais de leur présence peu dévote.

Mais ces temps sont révolus. Tout comme le confort, la vitesse ou les voyages, la beauté se démocratise.

Elle prétend devenir un art et même une science avec ses « instituts ». De nos jours ma génération a été gratifiée de splendides photographies en couleurs sur les pages de papier couché des grands magazines. Nous nous délectons aussi des reportages dithyrambiques des télévisions.

Toutefois j’avoue que j’aurais préféré vivre aux temps des fastes royaux et succomber à la séduction de quelque prince charmant. Je suis d’une lignée qui ne peut s’épanouir et prospérer sans le chaud soleil du regard voluptueux des hommes. Certes, nous ne sommes pas des parangons fanatiques de la vertu, mais notre dignité ne peut tolérer que nous soyons assimilées à des courtisanes. Nous sommes tout prosaïquement très, très courtisées …

Depuis quelques jours, j’observe le manège de mon timide amoureux. Il est beau comme un dieu et fragile comme un adolescent. Ses cheveux bouclés ont des reflets de miel sous le soleil de mai. Il se courbe vers moi comme un frêle roseau. Son regard flamboie d’un chaste désir. Il n’ose me parler. Gauchement il pose à mes pieds un poème naïf plein d’amour et de tendresse. Puis effrayé de sa coupable audace il s’enfuit par peur d’être raillé. Je crains d’être amoureuse à mon tour. Je me refuse d’admettre que son départ me laisse nostalgique. Cette splendide journée de printemps, bruissant des joyeux chants d’oiseaux devient grise et morose. Ma dignité m’interdit de rappeler mon poète et de lui marquer le moindre empressement. Certes les poètes sont de la race des dieux… mais un poète n’est tout de même pas un roi. Il faut savoir distance garder … Le crépuscule approche et ma tristesse est grande. M’aurait-il déjà oubliée ? Soudain je suis emplie d’allégresse : il revient, son pas ferme me surprend. Le voilà bien audacieux.

Il s’agenouille devant moi, me déclame une ode de louanges à la splendeur de mon teint, à la magnificence voluptueuse de mes courbes, au capiteux parfum de ma peau. Tout cela est évidemment fort outré. Mais il faut bien avouer que pour notre pauvre gente féminine, les comparaisons ne sont jamais trop belles, les compliments jamais assez élogieux, les flatteries jamais excessives. Aussi, quand il me jure qu’il me fera reine, je suis toute disposée à croire une telle évidence.

Il s’enflamme pour ses projets et me développe son plan avec un enthousiasme communicatif. Il me confie : « Demain une reine sera élue entre les beautés les plus resplendissantes du monde. Elles seront réunies devant le jury de la villa Fragonard. Nul doute que cette distinction ne te revienne. »

Et sans me laisser le temps de donner mon avis il m’enjoint plein d’admiration :

« Inutile de te parer davantage, le ciel a attendu ta naissance pour faire un chef d’œuvre. Toutefois sois prête aux aurores, car je suis impatient d’assister à ton triomphe. »

Décidément je l’aimais en esclave mais je l’adore quand il parle en maître. Aussi le lendemain, bien avant l’aube, je l’attends de pied ferme. Il arrive sans bruit pour ne pas alarmer mes sœurs encore assoupies. En silence, consentante et heureuse, je m’abandonne dans les bras de mon poète qui m’emporte avec autant de délicatesse que s’il eut cueilli une fleur. Arrivée à la villa Fragonard un vague sentiment d’inquiétude et de jalousie m’envahit. Mes concurrentes sont déjà là, se pavanant par dizaines. Elles sont superbes, insolentes, fières. Beaucoup de ces demoiselles et de ces dames portent les plus grands noms de la fine fleur de l’aristocratie de France. Tout ce parterre des plus grands titres me fascine : Les de Vilmorin, de Ronsard, de Récamier et bien d’autres.

Le moment est venu de m’annoncer. Je suis terrifiée par la crainte du ridicule. Heureusement mon romantique ravisseur ne manque pas d’imagination et déclame avec aplomb :

« Mademoiselle Eglantine de Belleflor ».

Un murmure d’admiration salut mon entrée triomphante puis les applaudissements fusent pendant que mon valeureux poète, décidément bien entreprenant, me place d’autorité sous une splendide toile de Fragonard.

Avec le recul la perspective m’intègre si bien à la peinture qu’il semble que le Maître m’ait choisie comme modèle. Je suis illuminée par la salve continue des éclairs des photographes de presse. Je me vois immortalisée par cette opportune surimpression sur le célèbre tableau. Je savoure comme une revanche l’inutilité des regards haineux et envieux de mes concurrentes, dont la pâle beauté s’éclipse devant la mienne. Evidemment à une large majorité je suis élue Reine. Je reçois avec une condescendance de bon aloi les hommages ininterrompus du jury et de messieurs très distingués. Certains se penchent sur moi pour me dérober un baiser et s’enivrer mon parfum mais mon chevalier servant veille jalousement et éloigne les importuns. Pourtant, le picotement de valeureuses moustaches ne m’aurait pas déplu… La journée se termine, un banquet est annoncé. Au bras de mon poète j’approche de l’entrée de la salle des agapes. Hélas ! Mon adorateur, incapable de présenter le sésame d’invitation, est refoulé comme un vulgaire resquilleur.  Je me sens défaillir de honte. Heureusement, un fort galant convive me prend délicatement en main. Je passe une soirée féerique. Je suis choyée, adulée, étourdie de compliments et de musique. J’en oublie sans scrupules mon amoureux éconduit. Ce n’est que tard dans la nuit que je m’endors, percluse de fatigue, en travers d’un fauteuil. Le réveil est atroce.

La salle du festin, sombre et sinistre exhale une odeur fade dans un affligeant désordre. Une soif dévorante me tenaille. Je me sens toute desséchée, inerte, paralysée. Fort heureusement mon sauveur est revenu et se précipite à mon secours.

Il essaye de m’abreuver mais je ne réussis pas à absorber la moindre goutte. Je sens que des larmes coulent de ses yeux car plus personne ne peut me sauver. Je quitte avec tristesse et regret un si fidèle ami.

Le bonheur est fugace pour les roses comme pour les humains. En un ultime hommage, mon beau troubadour rassemble mes pétales épars dans un curieux ballon de verre. Il le serre une dernière fois sur son cœur puis je sens une étrange chaleur m’envahir.

J’exhale, en une sublime fragrance, mon dernier souffle de vie pieusement recueilli dans un superbe flacon. Du haut du paradis des roses je suis de nouveau très fière. Ma quintessence est aujourd’hui le messager du cœur des princesses  comme des soubrettes. Tous les plus grands noms se prévalent de ma capiteuse générosité. Je m’enorgueillis d’avoir sacrifié ma beauté pour offrir à Grasse un magique élixir d’amour : le parfum

Grasse Mai 2005

La beauté enchante le regard, le charme réjouit le cœur.   J-P B

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