En garant nonchalamment son « van » dans le parking du « mall » de Casselberry, Furtimer ne se doutait pas que, dans moins de deux minutes, à cause d’un simple oubli, il allait s’engager pour la vie.
A vingt-deux ans, frais émoulu de l’université de Central Florida, il venait d’engranger ses premiers dollars après avoir obtenu son premier poste fort envié dans la technologie aérospatiale.
Il se sentait joyeux et léger sous le doux soleil d’hiver de la Floride. Il n’avait de pensée que pour Lodinela sa fiancée aux cheveux d’or, qu’il allait retrouver dans quelques secondes.
Le coup de foudre avait été réciproque lorsqu’ils s’étaient rencontrés la première fois, lors d’une visite de la base spatiale de Cap Canaveral.
Leur intérêt commun pour les sciences du futur avait vite fait place à de tendres sentiments et au besoin impérieux d’une liaison. Aujourd’hui, tout en sifflotant, le garçon se dirigeait vers le stand de journaux où Lodinela, toujours ponctuelle, l’attendait. Elle avait déjà en main le « Sentinel » qui était la lecture quotidienne de son amoureux. La manchette du journal indiquait en gros titre « Valentine Day », tandis qu’une large banderole sur la façade du supermarché affichait en lettres pour aveugles : « Be my Valentine ». Furtimer, qui jusque-là, marchait sur des nuages se sentit brutalement retomber sur terre.
Il avait complètement oublié que ce 14 février était aussi le jour de la Saint Valentin.
Dans trois secondes il allait embrasser Lodinela sans pouvoir lui remettre le moindre bouquet ni le plus modeste cadeau, ni un simple colifichet, ni même un doux poème.
Rien dans les mains ni dans les poches.
Il ne lui restait plus qu’à chercher dans sa tête un échappatoire honorable. En un éclair il envisagea la stupeur puis le chagrin de la jeune fille s’il lui avouait lamentablement qu’il avait complètement oublié la fête symbolique des amoureux. Il crut avoir trouvé une parade en la prenant dans ses bras et en lui murmurant à l’oreille :
– « Joyeuse Saint Valentin, je t’amène chez le bijoutier choisir la plus belle bague de la boutique pour nos fiançailles ».
Toute émue Lodinela lui répondit en lui montrant, dans un coin du parking, un immense camion de vendeur forain qui portait une pancarte avec l’inscription « Big sale truck » (grande vente au déballé du camion)
– « Je viens d’y jeter un coup d’œil. Il y a là tout ce qu’il faut pour emménager un nid d’amour : des draps et des nappes brodées du Mexique, de la porcelaine de France, des ménagères d’Italie, des cristaux de Bohème. Tout cela à des prix incroyables comme si le vendeur voulait précipiter notre mariage en facilitant notre installation ».
L’homme du camion haranguait déjà les badauds avec la faconde et l’humour des grands camelots. Son œil de professionnel averti lui avait fait immédiatement repérer le couple d’amoureux. En bon physionomiste il avait reconnu la jeune fille qui était déjà venue rôder autour de son grand déballage.
Avec son flair de chien de chasse il renifla les dollars tous frais qui s’ennuyaient dans la poche de Furtimer. Il se mit à débiter son baratin :
- « Je suis Brutus, celui qui assassine les prix, qui massacre la vie chère, qui divise les coûts et qui multiplie les dollars.
C’est pourquoi, à la fin de la vente, j’offrirai au meilleur client un cadeau de valeur égale à ses emplettes. Profitez, Saint Valentin adore faire plaisir ».
Prenant le jeune homme pour cible, le camelot l’interpella :
- « Voilà, mon beau monsieur, des draps superbes dans lesquels vous pourrez vous livrer à de joyeuses prouesses ».
Puis se tournant vers sa compagne toute rougissante, il continua :
- « Admirez la finesse des broderies, la douceur de satin du tissu. Tout cela donne envie de s’étourdir dans des folies au point de confondre la caresse de la soie et celle de l’amant. Ne vous inquiétez pas du prix affiché par la fabrique. Saint Valentin fait des miracles aujourd’hui. Ce prix je ne le divise pas par deux, ni par trois, ni par quatre mais par cinq. Rien que pour imaginer le plaisir de Madame. Qu’en dites vous, jeune homme ? »
Gêné d’être le point de mire, Furtimer répondit bougon :
- « A l’armée, j’étais habitué à dormir dans des draps aussi rêches que des bâches de tente. Je crois que je ne me ferai jamais à la soie ».
Lodinela blêmit et se rapprocha de l’oreille de son compagnon pour lui murmurer :
– « Je t’en supplie prends-les, nous ne retrouverons jamais une telle occasion. Je préfère renoncer à la bague. »
Le manège n’échappa nullement à l’œil inquisiteur du vendeur. Il écarta discourtoisement une dame qui se présentait en lui tendant les dollars correspondant au prix annoncé. Il se dirigea droit vers Furtimer en disant à la cliente consternée :
– « Non ! Madame ! Ce lot de draps, en unique exemplaire, n’est pas pour une quinquagénaire nostalgique. C’est pour un couple d’amoureux sympathiques, jeunes et tendres. C’est pour Monsieur ».
Le camelot déposa le paquet dans les bras de Furtimer médusé pendant que Lodinela enlaçait son fiancé en lui disant :
- « Merci mon chéri. Je suis très heureuse de TON choix » .
Les badauds hilares se mirent à applaudir la scène tandis que le vendeur ambulant, affichant un triomphe modeste, s’inclinait comme un acteur de théâtre qui salue son public. Il saisit le bras de son client, le leva en l’air à trois fois pour mimer un dieu du stade croulant sous les ovations puis il demanda à la foule :
- « Applaudissez le vainqueur ».
Les badauds pris au jeu, manipulés comme des marionnettes ou des électeurs dans une réunion politique, acclamèrent l’acheteur comme s’il avait accompli un acte héroïque digne des exploits d’Hercule.
Le marchand ambulant savait que la suite serait beaucoup plus facile. Il présenta avec une avalanche d’éloges la porcelaine de Limoges, garantie d’origine, made in China, la finesse du biscuit, la délicatesse des décors faits à la main (qui commande la machine), les entrelacs précieux d’un filigrane d’or en laiton, tout indiquait la merveilleuse supériorité de la qualité française en provenance d’Asie.
En quelques secondes, un volumineux service de table atterrit aux pieds de Furtimer, gratifié d’un billet où s’inscrivait le prix de ses acquisitions tandis que la quinquagénaire bougonne était éconduite, encore plus courroucée.
Elle prit l’assemblée à témoin du sectarisme du vendeur qui dédaignait son argent et la reléguait au rang d’importune. Mais les clients hilares n’en avaient cure.
Cependant, le jeune homme jugea l’endroit périlleux pour son pécule et essaya de s’esquiver en retraite. Mais le vendeur, ventouse et vautour l’avait à l’œil et annonça :
- « Mesdames et Messieurs, cette superbe ménagère de facture Italienne dorée à l’or très, très fin, style renaissance coréenne, garantie authentique, d’une valeur inestimable n’est pas à vendre car le plus riche d’entre vous ne pourrait certainement pas la payer. En tant qu’ancien scout c’est mon jour de bonté c’est pourquoi je vous l’offre, oui je vous la donne à tous.
Mais comme il serait dommage d’en séparer les pièces magnifiques je vous propose de la tirer au sort. Donc, dès la fin de la vente, d’ici une dizaine de minutes, j’organise une loterie gratuite sans obligation d’achat pour cette véritable pièce d’orfèvrerie. »
Lodinela dit à son compagnon :
- « Ah ! Non ! Ce n’est pas le moment de partir. Restons pour la loterie, même si nous n’achetons plus rien. »
Le camelot distribua des jetons numérotés aux assistants. Arrivé devant les amoureux il leur dit :
- « Pour vous les tourtereaux ce sera double chance, donc deux jetons ».
Puis il se ravisa, fit semblant d’écouter une voix venue du ciel et dit :
- « Non ! Ma gazelle ! Deux chances ne suffisent pas. Je viens de recevoir un ordre impératif de Saint Valentin lui-même. Pour vous ce sera trois chances. »
Nanti de trois jetons et persuadé que c’était un jour faste, Furtimer accepta d’attendre le très prochain résultat de la loterie.
Intarissable le camelot vantait maintenant ses tentures et voilages en véritable soie de Chine estampillée Thailand Silk. Il les prétendait si légers qu’ils auraient pu rivaliser avec les vaporeuses tenues de Shéhérazade. Avant que Furtimer n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche pour s’opposer à l’ordre de Lodinela, le marchand déposait aux pieds de son docile client un monticule d’achats tandis qu’un nouveau papillon, portant le montant de ses nouvelles emplettes, volait de main en main pour se poser délicatement dans les doigts du jeune homme.
Après de multiples ventes, le marchand annonça la gorge serrée par une émotion à vous tirer des larmes, qu’à cause de sa trop grande générosité il risquait de se trouver acculé à la faillite. Pour l’honneur de son nom et de sa famille, il préférait vendre des pièces d’art personnelles que lui avait léguées sa vieille tante Kalisa seizième épouse de son oncle Pulkoris de Salt Lake City.
- « Voyez cet éléphant d’ivoire massif dont le moule a été sculpté par le plus grand artiste égyptien de Memphis, il mérite son prix en or. Pourtant, je ne le vendrai pas, même au poids de l’ivoire mais seulement à sa moitié.
Voyez cette merveille et faites-le circuler afin que chacun puisse, au moins une fois dans sa vie, admirer un objet si précieux ».
Effectivement les badauds ignares se confondirent en éloges sur la beauté de la pièce qui, de l’un à l’autre, finit par aboutir, comme par hasard, sur la colline des achats de Furtimer. Tandis que l’éternelle acheteuse dépitée s’exclamait encore une fois :
- « Ce n’est pas juste, c’est toujours lui qui profite de tout ».
Toutefois, les assistants commençaient à s’impatienter car le moment de la loterie était sans cesse retardé par une nouvelle vente à prix incroyable ou à une opportunité exceptionnelle.
Les « affaires du siècle » se succédaient tous les quarts d’heure. Voyant midi approcher, les plus impatients levaient le camp. Ils se dirigeaient vers l’un de ces restaurants franchisés qui débitaient des hamburgers garnis de raclures de carcasses d’animaux martyres du productivisme effréné. Point n’était besoin de rechercher l’enseigne pour s’y rendre. L’odeur acre de graillon suffisait au nez le plus congestionné pour retrouver la piste d’une de ces innombrables gargotes multinationales que la publicité frelatée a su imposer à la planète.
Le vendeur jugea le moment opportun pour annoncer :
- « Et maintenant, avant la grande loterie gratuite, je vous propose la dernière affaire à ne pas manquer : un lustre provenant d’un palais tout proche de celui des Doges de Venise. Il est du plus pur style italien Louis XV, en véritable cristal moitié Murano moitié Taiwan. »
Afin de permettre aux chalands avides d’admirer l’œuvre d’art, le vendeur remit le luminaire à un quidam, qui surpris par le poids, le laissa glisser. Le lustre tomba au sol dans un bruit mat.
Les coupelles ne se rompirent pas mais se plièrent ce qui permit un doute sur l’origine plastique du cristal. Brutus nullement décontenancé annonça :
- « Mesdames et messieurs ce stupide accident m’oblige à retirer de la vente cette pièce magnifique en attendant la décision de l’expert artistique de ma compagnie d’assurances.
La vente est terminée. Nous procédons au tirage de la tombola.
Je demande qu’une main innocente d’enfant vienne puiser dans ce sac de tissu noir un numéro, un seul, qui sera le gagnant. »
La quinquagénaire poussa devant elle une petite fille timide et rougissante qui retira un jeton.
Avec la voix de stentor d’un prêcheur annonçant pour la millionième fois la fin imminente du monde, Brutus s’exclama :
- « Voilà le numéro gagnant ».
Lodinela d’abord incrédule sauta de joie et s’exclama :
- « Chéri ! C’est vraiment notre jour de chance, nous avons gagné. »
Ravi de se savoir l’élu d’un sort favorable, l’heureux fiancé fit un chèque du total de ses achats avec, en arrière-pensée, la crainte que le montant ne dépassât son solde disponible à sa banque.
Lodinela pleine de tendresse le couvrit de baisers qui lui firent vite oublier les basses contingences matérielles. Pendant ce temps, la fillette dont « la main innocente » avait tiré le numéro gagnant continuait à retirer les jetons du sac noir. Ils portaient tous le même chiffre…Le vendeur proposa aimablement à son généreux client de l’aider à charger ses acquisitions dans son « van ».
Le jeune homme fut très surpris de constater que la vieille dame bougonne ne lui témoignait aucune rancune puisqu’elle aidait obligeamment le camelot. Furtimer la remercia courtoisement. Elle répondit :
- « Rien de plus normal dans une affaire de famille. Vous savez je ne fais qu’aider mon fils ».
Puis s’adressant à la gamine qui farfouillait dans le sac à jetons, elle ajouta :
- « Viens vite aider ton père, ma chérie, il va bientôt pleuvoir. »
En effet, le ciel commençait à se couvrir de cumulus et Furtimer crut distinguer sur un nuage la silhouette de Saint Valentin secoué d’un rire sardonique, que couvraient à peine les premiers roulements de tonnerre.
Stuart – Octobre 1996
Jamais avare n’est mort ruiné. J-P B
L’argent et l’Amour s’opposent souvent mais l’amour de l’Argent réunit tout le monde. J-P B